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République des tables-bancs
24 juin 2013

Digression spéculative sur les programmes sectoriels vus comme un genre littéraire

La littérature des plans sectoriels africains de développement de l’éducation est maintenant abondante. A défaut d’être variée, elle constitue un genre littéraire contemporain, avec ses règles, ses constances, ses références et parfois une petite nouveauté. Plus exactement, il peut être riche de voir cet ensemble comme un genre littéraire et de le questionner comme tel, même si les auteurs plus ou moins anonymes ou collectifs de chacun des avatars n’ont jamais conçu d’ambition de ce genre.

Les constantes lexicales et stylistiques sont frappantes, elles nous permettent justement de constater l’existence d’un genre littéraire.

La première d’entre elles indispose le lecteur innocent ou naïf, celui qui ignore tout des conditions de production de ces textes et de toutes les ambigüités qui les entourent. Il s’agit de l’hésitation des rédacteurs dans l’emploi de leur lexique, quand celui-ci renvoie à des abstractions. C’est indifféremment que les documents emploient plan et programme, politique et stratégie, stratégie et décision, décision et mesure, systémique et sectoriel, dépense et activité, qualité et résultat, donnée et mesure, éducation et enseignement, pour ne prendre que les exemples les plus flagrants.  Tout se passe comme si la communauté des auteurs avait fait sienne la délicieuse devise que Jacques Rouxel a prêtée aux Shadoks :

« Tout mot shadok qui ne veut rien dire ne peut pas dire deux fois la même chose. »

La seconde constante est cette petite touche langue de bois, ce je ne sais quoi dont le goût fade évoque la sciure de bois prémâchée, à quoi l’on reconnaît un plan sectoriel au premier des coups d’œil avant la lecture. On comprend de suite que l’auteur collectif n’a pas un bœuf sur la langue, mais un vrai troupeau de ruminants qui veille en paissant à ce que rien n’engage ni ne séduise dans le propos.

L’emploi massif des formes passives, troisième constante, est la façon la plus directe de tuer le lecteur. Il m’est arrivé, dans un rapport, d’observer qu’aucune des intentions qu’un plan avait présentées au passif n’avait trouvé de réalisation dix ans plus tard, mais j’ignorais alors que c’est justement à cela que servait le passif. Plus récemment, après avoir prêté mon concours à la rédaction d’un programme de ce type, exercice au cours duquel j’avais extirpé avec acharnement toutes les formes passives qui avaient préexisté à mon intervention, j’ai pu constater que l’administration que j’appuyais les avait réintroduites et augmentées dès que j’avais tourné le dos. Il en allait de même de toutes les coquetteries de la catégorie « dans le cadre de la mise en œuvre de », « au niveau de », auxquelles j’avais fait la chasse. Le rédacteur collectif admet la langue de bois comme une exigence primordiale de l’exercice, dans son aspect littéraire.

La langue de bois a des vertus protectrices, elle évite l’engagement trop clair, permet de différer les choses qui fâcheraient et de préparer un lit tout chaud pour les figures imposées du politiquement correct, qui permettent de n’oublier personne et de faire de la place pour toutes les bonnes intentions du monde, seraient-elles contradictoires. Son emploi nous indique la position du rédacteur : on lui a demandé une stratégie et des décisions, mais c’est précisément ce qu’il ne peut pas exprimer, alors il biaise et se crée une élégance de style qui allie bretelle et ceintures, col dur, fixe-chaussettes, ceinture abdominale, le tout en synthétique indémaillable gris-beige, façon passe-muraille. Il sait que c’est un peu daté, mais il a désamorcé tous les autres reproches qu’on aurait pu lui faire sur le fond.

Il sait aussi que certains de ses lecteurs ne sont pas des francophones natifs, mais des fonctionnaires de nationalité indéterminée des agences multilatérales de développement, plus familiers du globbish que de la subtilité d’une languue en particulier, si elle leur reste étrangère. La langue de bois est le moins cher des plus petits dénominateurs communs entre des locuteurs aux exigences aussi multiples que leurs habiletés.

La prégnance des énumérations est une autre constante obligée de ce style littéraire. Elle signale l’inquiétude de l’oubli, ce qui est à mi-chemin entre la politesse et la précaution. Derrière chaque mot qui manquerait, il y a quelqu’un en embuscade, alors on met tous les mots, toutes les intentions, toutes les activités, tous les points cardinaux. On admettra plus facilement d’encourir le reproche général de ne pas faire valoir de choix très clair, plutôt que celui d’avoir oublié quelqu’un. Un reproche général n’a jamais mis personne à la porte.

Il n’y a pas de nécessité de tenter de nouvelles façons d’écrire des programmes sectoriels, si l’on se place du seul point de vue du renouveau du genre littéraire. Il reste peu probable que ces documents soient un jour lus pour leur élégance, leur légèreté, leur humour ou leur nouveauté.

Cependant, il se peut qu’à porter son attention sur les aspects les plus ingrats de leur forme, sur ce qui leur donne ce goût peu subtil d’eau de vaisselle, on puisse en même temps faire quelque progrès sur leur contenu et ainsi les ramener plus près du champ des réflexions politiques ou stratégiques.

Le flou des grands mots pourrait être combattu par un jeu simple sur les mots, qui consiste à  prendre le mot pour le mot et à se piquer au jeu. Ah, vous écrivez stratégie ? Alors où est l’incertain, où sont les alternatives, quels sont les intérêts en balance et quelles sont les alliances ?  Ah, vous écrivez systémique, alors où sont les jeux et les équilibres ? Tirer le jus des mots jusqu’à l’aporie, soit pour les rejeter, soit pour trouver de nouveaux espaces à l’imagination. Les mots très ambitieux (stratégie, qualité, politique, développement, etc.) ont l’intérêt de se prêter très bien à la spéculation. Ils ont plusieurs acceptions, si je prends celle-ci, est-ce que cela me donne une question que j’avais tendance à négliger ? Et celle-là ?

L’exploration des antonymes et la formulation de ce que l’on refuse ou de ce que l’on veut éviter est un autre moyen de contourner les lieux communs trop fréquentés de la langue de bois – si l’on quitte l’habillage littéraire pour travailler sur le fond, elle nous mène à poser des questions importantes aujourd’hui absentes, celles qui concernent le genre d’école dont nous ne voulons pas. Je n’ai jamais entendu cette question lors des travaux de préparation des programmes sectoriels, pourtant, si j’en fixais le calendrier, je crois bien que c’est par elle que je commencerais.

La description de l’utopie (à quoi ressemblera l’école si ce que nous entreprenons réussit) est une alternative jouable aux énumérations assommantes. Il est étrange, au fond, que des documents de stratégie ne nous décrivent pas ce à quoi on arrivera. En nous disant par l’implicite qu’il n’est pas certain qu’on y arrivera, elle déplace un peu l’accent des moyens vers les fins et permet d’avancer d’autres justifications que l’éternel « nous n’avons rien oublié, ni personne. »

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  • Blog à deux voix. Celle de François Robert, consultant indépendant en éducation. Celle de Robert François, voyageur fasciné par le continent noir. Ces deux voix parlent de l’Afrique et de son école, mais pas seulement.
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