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République des tables-bancs
28 juin 2013

Robert François a interviewé des tables-bancs de tous les pays, il nous fait part de ses souvenirs.

Du bon usage des tables-bancs.

 

Quelques visites à des brocantes d’été en pays riche vous convaincront que la table banc a dû être inventée, sans doute, pour exciter les nostalgies des badauds. Pas un bric-à-brac où l’objet ne soit exposé, modeste, robuste, antique, fier et ciré. Et cela s’achète, bien sûr, comme fétiche de l’enfance à portée de chèque. Le chaland rapporte dans son salon cette sorte de petit castelet où, censément, il avait été voici longtemps la marionnette suante, hésitante, patiente, peut-être parfois un peu humiliée pour le plus grand bien du savoir, en face d’un maître sans pitié dans sa blouse pauvre, grise et propre. J’ai vu des tables-bancs dans des salons bourgeois. Elles y prennent des airs de cotisation à la dignité mythique de l’école primaire. On les sent très à l’aise dans ce décor qui n’est pas le leur, mais qui les honore.

Il est des pays où, les nostalgies étant un peu trop chères, les tables bancs ont su s’adapter à d’autres emplois. 

Les rues de Conakry, au soir tombant, font aussi terrain de foot, comme partout en Afrique. La différence, c’est qu’ici ce sont des terrains de luxe, avec un tracé à la peinture des deux camps, et même des surfaces de réparations, aux dimensions variables adaptées à la largeur de l’artère. Des moitiés d’armatures métalliques de tables-bancs y font cages pour les buts. Cela donne le format de cages de hockey sur glace, environ, mais c’est assez bien proportionné à la largeur du terrain, comme à la dimension des équipes. Les enfants les sortent, vers six heures, de la boutique paternelle, ajustent un morceau de filet de pêche et désignent un gardien. Aucun chauffeur de taxi ne viendra gêner la partie, surtout s’il est du quartier. Quant à l’instituteur, peut-être qu’on aura oublié de lui demander son avis.

En Mauritanie, il n’a pas dû être facile de trouver un emploi à ce drôle de meuble, bien malcommode et encombrant. Il faut dire qu’on y joue peu au football, et quand on y joue, c’est de préférence sur un terrain sans périmètre stable. Et l’on ne saurait peindre des traits blancs sur le sable.  En fait, depuis que les écoles existent, et que des budgets de toute sorte prévoient de les meubler, on fabrique, on livre et on installe des tables-bancs dans toute la république, qui en est devenue une grande consommatrice, même si la question de leur emploi est restée aussi floue que la ligne d’horizon par temps de poussière. A peine le camion parti, une fois que la chauffeur a bu son thé, les tables-bancs sont envoyées dans les latrines de l’école. Cela a le double mérite de ne coûter qu’un geste pour résoudre à la fois deux problèmes, celui des tables et celui des latrines. Quand les latrines sont définitivement pleines et condamnées, on gerbe le restant de la dotation sur le toit de la classe. C’est très commode pour les visiteurs, qui ne peinent jamais à reconnaître l’école au premier coup d’œil, parmi toutes les constructions du village. 

A Kinshasa, voici lurette que les maîtres d’école ne sont payés qu’à la saint-Glinglin. Quelqu’un a inventé, dans les années septante, un mécanisme électronique très simple, dont il résulte que les morts ont bien plus de chance d’être payés que les vivants, au plus grand profit des hauts fonctionnaires qui mettent les sommes ainsi non réclamées à l’abri des regards. Les maîtres ont fait ce qu’ils ont pu, ils ont vendu les livres, les cahiers, l’estrade, les meubles. Au poids, ou en vrac, plutôt moins cher que le fagot, parce qu’il faut encore les débiter. On ne risque pas de trouver des tables-bancs dans les écoles : cela fait quand même trente ans que ça dure. De nos jours du reste, l’inflation a poussé les maîtres les plus tenaces à vendre ce qui restait, c’est à dire l’école elle-même, si elle avait encore un toit, et si leurs supérieurs n’y avaient pas pensé avant eux. Une direction des spoliations scolaires a été créée pour instruire les quelques contentieux qui en découlent. 

En République Centrafricaine, les guerres ont entraîné une pénurie de bois. Ce n’est pas étonnant : il ne suffit pas d’avoir des arbres pour avoir du bois, encore faut-il des bûcherons, des camions, des scieries, des commerces, et tout cela a disparu, ou à peu près. Les tables-bancs ont donc donné leur bois. Bois de cuisine, ici où là, ou bois de caisse. Les dimensions du meuble, dans sa longueur, l’ont désigné surtout comme idéal pour les cercueils d’enfants.

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  • Blog à deux voix. Celle de François Robert, consultant indépendant en éducation. Celle de Robert François, voyageur fasciné par le continent noir. Ces deux voix parlent de l’Afrique et de son école, mais pas seulement.
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