Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
République des tables-bancs
8 septembre 2013

Les souvenirs de vacances de Robert François, le canari de Perpétue

Le canari de Perpétue 

Abidjan connaît encore le déjeuner. Il doit s’agir une prise de guerre ou d’une habitude restée du temps des petits blancs de Chatenet[1]. Si l’on a un bureau au Plateau et une auto, on déjeune à midi, ça prend le temps qu’il faut. On part à Treichville en auto, c’est la sœur du Plateau où l’on travaille d’une autre façon. Là bas, c’est dans les bureaux, ici plutôt dans les maquis, qui sont faits pour cela à l’heure française et définitive de midi. Le maquis Notre-Dame compte à cette heure plus de hauts fonctionnaires que n’importe quelle cérémonie républicaine. On y sert des kédjénous, l’éternel atiéké et surtout le meilleur machoiron de la ville. Les têtes de machoirons, enroulées soigneusement en une sorte de spirale un peu menaçante, avec le riz et quelque sauce au piment, sont la récompense du fonctionnaire, son évasion de midi, un droit gagné contre toutes les adversités du jour.

On s’informe et se congratule, on s’installe bien en vue ou dans la discrétion des coursives latérales, selon l’humeur et les nécessités du jour, on déplie la serviette de tissu bleu et on appelle Perpétue. Elle n’est pas seule à courir pour le service, mais chacun ici a le droit à ses petites habitudes – le maquis a quelque chose d’un club, l’usage colonial du déjeuner s’est assorti d’autres emprunts coutumiers. Certains sont pour Perpétue, d’autres pour Espérance, cela ne gâche rien et n’a pas de sens politique – tout juste une préférence innocente. Du moins, je le pensais.

Perpétue vient, note et va, gentille, patiente, quotidienne en quelque sorte. Elle vient, apporte un canari avant les machoirons, et des assiettes. A ce moment, me vient l’idée que je suis blanc et que l’eau du canari m’a été déconseillée souvent par le docteur et quelques fois par l’expérience. Il me faut une bouteille. Rien de grave, il suffit juste que Perpétue revienne. Sauf qu’elle ne revient pas, rapport à ce que l’ordre des préférences des bons clients ne colle pas tout à fait avec la géographie du maquis, de sorte que Perpétue comme Espérance sillonnent en même temps toutes les ailes du lieu, dans un ballet charmant, tonique et un peu agacé. Agacé aussi, l’ami qui m’accompagne, et qui prend le parti de ma soif et de la fragilité de mes boyaux avec une vigueur regrettable. Lassé de mon attente, il prend son téléphone, retrouve le P du répertoire et appelle.

Peu après, Espérance apporte la bouteille, s’en va, revient, rapporte aussi les machoirons. Mon ami a compris sa bévue et s’éclipse. Il me faut un peu plus de temps pour saisir la gravité de l’affaire, pour le même genre de raison qui m’interdit l’eau du canari. C’est assez simple, Perpétue est virée, dans la minute, pour avoir pris un client au téléphone et donc lui avoir donné, un jour, son numéro. C’est que Treichville, ce n’est pas la Zone 4, juste en face, de l’autre côté de la lagune, où ce n’est pas seulement leur numéro de téléphone que les filles donnent sans faire d’histoires inutiles.

Je ne saurai jamais quel mélange de diplomatie, d’appel aux bons sentiments, de menaces et d’explications confuses aura employé mon ami pour obtenir la grâce de Perpétue. Une grâce bien partielle d’ailleurs : commutation du renvoi en quinze jours de mise à pied. C’est moins définitif.

Sainte-Perpétue, dit la chronique, remerciait le ciel de son supplice – elle se trouvait garantie d’un accès sans formalité au paradis. Notre Perpétue a plus prosaïquement refusé les quelques billets que je proposais piteusement pour les quinze jours, un peu plus tard, à quelques rues de là. Fierté ou soulagement. Quant à la bonhommie du déjeuner de midi avec les DG du Plateau, pour moi, elle ne s’en est jamais remise.



[1] Petits blancs, vous serez tous mangés, Jean Chatenet, 1970.

Publicité
Publicité
Commentaires
République des tables-bancs
  • Blog à deux voix. Celle de François Robert, consultant indépendant en éducation. Celle de Robert François, voyageur fasciné par le continent noir. Ces deux voix parlent de l’Afrique et de son école, mais pas seulement.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité