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République des tables-bancs
12 décembre 2014

Pénurie de profs de maths (1) : comment importer en Afrique des questions venues d’ailleurs

 Ce billet inaugure une courte série de trois qui sera consacrée à une petite angoisse récurrente des directeurs de lycées ou de collèges en Afrique francophone. On manque diablement de profs de maths – partout, même dans les capitales. On dit ici que l’on a pris, en vacation, des étudiants en économie, ravis de l’aubaine mais qui apparemment ne font pas vraiment l’affaire ; ailleurs, le métier se monte en petit business fondé sur la rareté et le prof de maths, s’il n’est pas guetté par la paresse, fait des fins de mois dignes de celles d’un médecin spécialiste, voire d’un sous-directeur des douanes. D’où vient la pénurie ? Où sont les accapareurs ? 

La France, dans les années d’après-guerre, commençait d’être agitée par les inquiétudes des inégalités dans l’école. Et certes, l’école française n’était pas pour rien dans leur éternelle reproduction. Deux systèmes scolaires  parallèles (vraiment parallèles : ils ne se rencontraient nulle part) ont survécu jusque dans les années cinquante, l’un fait d’écoles primaires communales et de cours complémentaires ou supérieurs, l’autre de petits lycées – on n’y appelait même pas les classes par les mêmes noms et, bien entendu, on n’y trouvait pas les mêmes publics et on n’y partageait pas les mêmes ambitions.  Le philosophe Marcel Conche, fils de paysans, a écrit récemment toute sa frustration d’avoir fréquenté un cours complémentaire au lieu d’un lycée, dont il ignorait l’existence (Epicure en Corrèze, Stock, 2014). Au moment de la libération, cette variété soft et sociale d’apartheid était devenue encombrante et décidément trop mal accordée aux générosités et aux ambitions du Conseil National. Le célèbre plan Langevin-Wallon, en 1947, réunifiait les scolarités pour que les enfants fréquentent les mêmes écoles, installait le débat sur la reproduction scolaire des inégalités à une place centrale qu’il occupe toujours soixante-sept ans plus tard et faisait une promotion très nouvelle des mathématiques.

Bien sûr, chacun sentait que ce pays de paysans allait avoir des yeux doux pour les techniques et les usines, donc avoir quelques besoins d’une éducation qui y prépare. Mais la vertu des mathématiques, dans le plan du Conseil National de la Résistance, c’était d’abord d’être résistantes aux disparités culturelles : si un fils de bourgeois tirait beaucoup d’avantages de sa position quand l’école sélectionnait sur les belles lettres, le théâtre antique ou classique, les langues mortes et les humanités, il n’en irait plus de même si la prime allait aux mathématiques, réputées accessibles de la même manière et avec les mêmes difficultés pour le fils du paysan, celui du mineur, du cheminot ou du notaire. Et c’est ainsi que l’on en fit une maîtresse discipline. Pour des raisons très françaises et très marquées dans leur époque. Incidemment, on pourrait se souvenir de ce raisonnement quand on cherchera, en Afrique, à faire que l’école soit moins rude aux pauvres : il se peut qu’une partie de la réponse ne soit pas dans l’aide aux pauvres, mais dans ce que l’on enseigne et dans la façon de le faire.

Il n’a pas fallu longtemps pour que ces mathématiques (austères et que nul n’a jamais oubliées) croisent la culture de la sélection très ancrée chez les professeurs du secondaire, qui n’étaient pas plus soucieux que leurs syndicats d’élargir l’accès aux lycées. Dès 1950, voilà installé pour longtemps le tri impitoyable des intelligences et des destins fondé sur les mathématiques et sur elles seules. Les mathématiques renaissent comme discipline de sélection dont la maîtrise est réputée attester de toutes les formes d’intelligence, d’aptitudes et d’opportunités intellectuelles ou culturelles.

Bien entendu, dès cet instant et comme un effet voulu, est né le cortège des blocages et des allergies, des évitements, des désaffections des élèves pour lesquels cet affrontement sélectif, ambitieux, abstrait, se passait mal. Comme de juste et de bien entendu, les filières mathématiques ont regroupé la plus belle des élites et depuis ce jour, on manque de mathématiciens et de scientifiques. Il faut bien qu’une élite soit trop petite, sinon, que ferait-elle ? Parmi les scientifiques dont la pénurie s’est ainsi faite on trouve, entre autres, les profs de maths.

Ces mécanismes-là s’installent en France dans les années cinquante. Au moment des indépendances ils ont déjà contaminé l’Afrique francophone et depuis, ils y ont trouvé un terrain propice aux exagérations. Les exigences des séries mathématiques y sont devenues tellement différentes de celles des autres séries que les lycéens s’en détournent en masse, créant une pénurie maintenant cinquantenaire de jeunes frottés au bon jus des sciences et, par symétrie, cet absurde obésité des facultés de sciences humaines et son cortège de frustrations. Ce n’est pas pour des raisons africaines que les lycées, les professeurs et les élèves se sont comportés ainsi, mais plutôt par mimétisme, par cette attirance de colonisé pour le fonds le plus atavique des cultures professionnelles des enseignants, cet habitus étrange selon lequel la sélection vaut prestige et qualité, surtout quand on la pousse dans les derniers retranchements de l’abstraction des leçons et de la vacherie des notes.

 

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