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République des tables-bancs
19 décembre 2018

Gouvernances et rationalités du pouvoir dans les systèmes scolaires africains francophones

 

 

 

François Robert, décembre 2018

© François Rober

 

I. Faiblesse de la gouvernance ou conflit de rationalités 

 

Malaise dans la gouvernance ? 

 

Mamadou et Bineta ont eu de mauvaises notes cette année, doivent-ils redoubler ? Le directeur de l’école doit aujourd’hui décider et le dire aux enfants, aux parents et aux maîtres. La maman de Bineta est venue expliquer que si elle devait redoubler, le papa serait aussi découragé que la fille et qu’elle ne reviendrait peut-être pas à la rentrée, à quoi bon et puis d’ailleurs elle n’est pas si loin de la moyenne. Le directeur est bien embêté avec Bineta, c’est une fille sans histoires et il donnerait bien raison à la maman aussi parce qu’il y a une nouvelle loi qui rend l’école obligatoire jusqu’à seize ans et Bineta n’en a que treize. Mais le maître va faire un problème, refuser de corriger les prochaines compositions et il y a ce décret qui donne les moyennes de passage, Bineta n’a pas la moyenne, et puis la visite de la maman, c’est quand même un peu du chantage, non ? Et puis l’inspecteur va encore faire des histoires. Il est allé à des réunions, on lui a donné des cibles et des pourcentages. Cette année, le redoublement doit diminuer de 2,44 % et déjà l’année dernière on n’a pas atteint, on était à peine à 0,5 % de moins et il ne faut pas être éloigné de la moyenne régionale de redoublement de plus de deux points, en plus, et personne ici ne connaît cette moyenne régionale. Tout ça, c’est compliqué.  Mamadou, c’est encore pire, on ne comprend pas. Il y a eu des tests cette année, en plus des compositions, c’est l’inspecteur qui est venu les faire passer, il y avait juste des cases à cocher ou à remplir et Mamadou a eu la meilleure « performance » du canton, parce que là, ce ne sont pas des notes mais des « performances » et il paraît que c’est pour nous comparer avec les autres cantons et même avec les autres pays. Alors maintenant, si l’inspecteur voit que Mamadou n’a pas la moyenne, il va encore faire un problème et le maître ne voudra rien savoir, ses notes à lui disent que Mamadou n’a pas travaillé. Il y a aussi un expert qui est venu expliquer qu’on pouvait bien enlever pour chaque enfant la plus mauvaise note du trimestre, comme quoi c’est son droit à l’erreur et ça fera baisser le redoublement « mécaniquement »il a dit et ainsi on atteindra plus vite la cible de l’indicateur du plan de 2,44 % de moins tous les ans, il est très drôle ce canadien mais on n’a pas de texte qui nous autorise à faire ça, la note c’est la note, si je trafique ça on va croire que j’ai taxé les parents. 

 

L’inspecteur devient terrible depuis quelque temps, il a des réunions tous les deux mois, on leur dit que ce n’est pas possible que nos élèves soient moins bons que dans d’autres pays alors qu’on dépense pour eux plus d’argent et qu’il y a donc des cibles maintenant, nous aussi on a des cibles et si ça ne s’améliore pas l’État dépensera moins pour nous. Mais le Ministre a dit à la télévision qu’il fallait en finir avec la complaisance, donc pas question de trafiquer les moyennes et alors, je fais redoubler Mamadou, Bineta, les deux, aucun ? 

 

Symptômes

 

Parmi tous les malaises perceptibles dont souffrent les écoles africaines, les experts des agences de développement imputent à la mauvaise tenue de la gouvernance tous ceux qui ne sont pas en relation avec un manque de ressources ou de financements. La partie la plus constante de leur discours consiste à dire qu’il y a dans le pays presque assez d’argent et d’agents pour que les écoles, collèges, lycées puissent fonctionner convenablement mais que c’est le mauvais emploi des ressources qui conduit à de nombreuses situations inacceptables. Il y a bien assez de maîtres pour qu’en moyenne chacun n’ait pas plus de cinquante élèves, simplement on en envoie trop dans certaines écoles et trop peu dans d’autres ; il y a assez de professeurs dans le secondaire mais ils ne font pas toutes leurs heures. Des assertions de ce genre reposent sur de simples calculs de moyennes qui ont la force de l’évidence. On est trop complaisant avec l’absentéisme ; on ne surveille pas assez que les écoles respectent le calendrier scolaire ; certaines décisions d’un ministère contredisent certaines autres du ministère voisin, par exemple la fonction publique a recruté des professeurs d’arts plastiques alors que le ministère de l’éducation voulait des professeurs de mathématiques ; le ministère de l’équipement a construit des lycées alors que celui de l’éducation disait faire de l’école primaire sa priorité. Il est difficile de nier ces faits, rapportés de façon certaine. Pourtant, la « faiblesse de la gouvernance » (ou, il a quelques années, la « mauvaise gestion ») en constitue-t-elle une explication suffisamment complète et convaincante ?  

 

 

Gouvernance

 

Gouvernance est un terme générique désignant tout à la fois des procédures formelles, des habitudes de travail, des organisations institutionnelles de natures diverses (politiques, juridiques, administratives, spontanées, nationales ou locales, publiques ou privées) et des comportements. A ce mot, dérivé récent du classique « gouvernement », est parfois substitué celui de pilotage, sans qu’il soit facile de retrouver une différence sémantique certaine et constante qui imposerait, dans des cas bien définis, de choisir l’un plutôt que l’autre. Les adjectifs les plus couramment accolés au substantif gouvernance dans les documents d’intention ou de programmation sont « bonne », s’il s’agit d’évoquer par antinomie des questions de corruption, de népotisme, de conflits d’intérêt et « efficiente » s’il s’agit de présenter la nécessité ou la finalité de nouvelles procédures, habitudes, organisations institutionnelles, ou de nouveaux comportements, à l’effet de mieux « transformer les ressources en résultats », lieu commun inélégant et lourd de plusieurs sens de la langue technique du moment. 

 

La généralité et l’imprécision du mot gouvernance permettent de renvoyer d’un seul mouvement d’ensemble des objets aussi divers que des procédures, des organisations institutionnelles, du droit et des comportements vers le seul critère d’appréciation de l’efficience. Dans le lot, la politique et le droit tiennent donc leur valeur de l’efficience, ce qu’aucune philosophie classique s’y intéressant n’a jamais prétendu. L’action politique et l’architecture juridique sont dans ce paysage des instruments d’une gouvernance efficiente, c’est à dire qui évite les gaspillages et permet d’obtenir plus de performance avec autant ou moins d’argent que sous une faible gouvernance. Le pouvoir politique devient instrument d’une finalité donnée à l’avance, ce n’est plus tout à fait un pouvoir et du reste, lorsque les réformes de la gouvernance tardent à venir, la raison en est souvent rapportée à un manque de volonté politique : il faut comprendre que le souverain met de la mauvaise volonté à servir les fins qu’il n’a pas à choisir. 

 

Au moment de la revue annuelle des performances du secteur de l’éducation dans un petit pays d’Afrique de l’Ouest, à laquelle je participais récemment, j’ai vu la représentante d’un bailleur de fonds puissant dans le pays s’offusquer de ce que le Ministre de l’Éducation avait saisi cette occasion un peu solennelle pour présenter un projet de loi d’orientation qu’il allait soumettre peu après au vote parlementaire, alors que les orientations avaient déjà été définies dans une planification sectorielle. C’est que les mots sont performatifs, la gouvernance englobe le gouvernement qui n’en est plus que l’un des instruments, parmi d’autres, jusqu’à leur être soumis.  On peut voir dans cet incident un conflit de modalités de gouvernement, autour de l’étendue des indépendances et des souverainetés, ou un conflit de modalités de gouvernances, hiérarchisées par un gouvernement ou articulées dans un ensemble simplement fonctionnel, on peut n’y voir enfin qu’un germe de désordre. 

 

Instruments

 

L’insistance des bailleurs de fonds à proposer des instruments de gouvernance dont ils espèrent améliorer l’efficience est une constante de long terme, marquée pourtant par la variété des propositions et quelques effets de mode. L’organisation d’un appareillage sectoriel de planification et de dialogue a été le cheval de bataille de quelques agences de développement depuis les années 90 et les plans dits « Éducation pour tous », ce mouvement a pris son essor à la suite du Forum de Dakar (2000) et de la création de FTI (2001). L’appareillage devient alors sophistiqué, avec des instruments standardisés d’analyse sectorielle basés sur la mesure économique et la comparabilité. Le couple théorique consistant à partir de l’empirique pour déterminer le one best wayde l’efficience prend à ce moment-là le devant de la scène, ce couple fécond a engendré des objets de différentes natures, aujourd’hui tellement familiers qu’on ne voit plus leur filiation, comme la pratique généralisée du benchmarking ou la communication sur les « bonnes pratiques ». 

 

De l’analyse descriptive (si cette expression a un sens) et sans médiation conceptuelle explicite dérivent des planifications sectorielles, qui constituent aujourd’hui un genre littéraire aussi abondant que terne et uniforme, puis des évaluations ex-ante standardisées de ces plans sous la surveillance du Partenariat Mondial, successeur de la défunte FTI, doté d’un secrétariat fort aujourd’hui d’environ cent-soixante agents, contre sept en 2001. Suit l’installation de groupes locaux des partenaires de l’éducation, correspondants du Partenariat, eux-mêmes dotés d’un chef de file et fréquemment d’un chef de file adjoint, l’organisation régulière de revues conjointes des performances du secteur, la publication d’un cadre de résultats standardisé, un rapportage abondant. La complexité de cet appareillage, la lenteur de son déploiement progressif, son coût (inconnu, ne faisant l’objet d’aucun indicateur ni d’aucun suivi) n’ont pas pourtant garanti la fidélité de ses promoteurs et aujourd’hui, nombre de pays voient s’appauvrir le contenu du dialogue politique local et ne tiennent que très irrégulièrement des revues, auxquelles les agences de développement ne participent parfois même plus. 

 

Les mêmes bailleurs ne se montrent pas avares, chacun dans ses programmes, pour offrir le financement de « renforcements de capacités » de gouvernance aux pays clients, sous l’hypothèse que les errements de gestion sont la conséquence d’un manque de savoir-faire. Ce sont, sans hasard, les services de planification qui ont d’abord bénéficié de ces dons, prêts ou appuis techniques, destinés à leur permettre de produire la grande quantité de données nécessaires à l’appareillage sectoriel décrit plus haut et aussi, pense-t-on, à asseoir une gestion rationnelle fondée sur l’observation quantifiée. Les DRH ont aussi pu financer de cette façon la mise en place de systèmes informatiques de gestion appelés à améliorer l’emploi de la main d’œuvre enseignante, ressource la plus coûteuse des systèmes éducatifs. Des capacités matérielles plus terre à terre, mais non moins indispensables, comme la logistique ou l’installation de bureaux en quantité et qualité raisonnable pour gérer des ministères comptant plusieurs dizaines de milliers d’agents, ne font pas en revanche l’objet d’offre de renforcements de la part des bailleurs : les données sont l’entrée principale sinon unique de l’analyse qu’ils font de la gouvernance. 

 

Une nouvelle modestie de l’aide publique au développement

 

Le financement des renforcements de capacités de gouvernance prend racine dans l’assertion selon laquelle les ressources existantes suffiraient presque si elles étaient gérées rationnellement et en retour elle lui donne corps ; ce sont les deux faces de la même pièce. Pourtant, les propos et les intentions des agences de développement ont varié dans le temps. En 2000, le Forum de Dakar avait repris à son compte les propos que le Président de la Banque Mondiale avait prononcés peu de temps avant et selon lesquels « aucun pays sérieusement engagé dans l'universalisation de l'éducation de base ne voit ses efforts contrariés par le manque de ressources ». Cela n’était rien de moins qu’une promesse et c’est pour être en mesure de la tenir que les grands bailleurs avaient créé FTI. Des calculs optimistes avaient laissé croire que la scolarité primaire universelle, dans les pays qui ne l’avaient pas atteinte, était à la portée d’un effort juste un petit peu augmenté de l’aide publique au développement, couplé à un engagement budgétaire plus soutenu des États. Dix-huit ans plus tard, chacun sait et voit que l’aide publique au développement ne peut pas atteindre un ordre de grandeur décisif pour financer la scolarité universelle, d’autant moins que les réalités démographiques n’ont pas changé mais que les réalités sociales imposent aujourd’hui d’accueillir de très grandes cohortes d’enfants au-delà des écoles primaires, dans les collèges. L’aide publique ne promet donc plus de financer les démographies africaines et ses agents posent alors notre évidence : il y a assez d’argent, si on cesse de le gaspiller grâce à une gouvernance efficiente. 

 

Précaution oratoire

 

Le lecteur croit ici qu’il va trouver une charge de cavalerie contre la superstructure idéologique des agences de développement. Qu’il se rassure, il n’en est rien. Mais il va bien falloir parler un peu des idéologies, puisqu’elles produisent beaucoup d’effets sur les gouvernances. Les propos de ce papier auront un tour critique prononcé, que seuls les lecteurs manquant de recul prendront en mauvaise part. En revanche, ce papier ne dit ni qu’il ne faut pas de statistiques, ni qu’il ne faut pas de planification, ni qu’il ne faut pas d’évaluations, ni que le droit ne sert plus à rien. 

 

Le propos sera plutôt d’entrer dans la gouvernance des systèmes éducatifs par des concepts, aptes à la rendre intelligible et à rendre compte des désordres qui se donnent à voir, et par l’observation. 

 

 

Utilité des concepts

 

Analyser les comportements malvenus des systèmes, si l’on voit de haut, ou les décisions absurdes, si l’on voit de près, comme des défaillances ou des faiblesses des responsables, gestionnaires ou gouvernants est décidément un peu court. Il existe une littérature très abondante sur ces questions qui va bien au-delà d’une démarche rudimentaire « cherchez la panne, trouvez l’outil ». Notre propos sera de chercher comment la littérature et les concepts peuvent nous rendre intelligible les malaises des gouvernances.

 

Dans une approche micro, on pourrait s’appuyer des travaux de l’ingénieur Christian Morel (Les décisions absurdes, sociologie des erreurs radicales et persistantes,Gallimard, 2002), qui procèdent par recherches empiriques et classifications, en donnant le récit détaillé d’erreurs dramatiques et improbables ou de plantages industriels célèbres. Cette lecture nous rappelle d’ailleurs que les décisions inappropriées, mal préparées ou absurdes ne sont pas l’apanage des ministères africains et qu’elles surviennent dans les organisations les plus rationnellement structurées, animées par des cadres triés sur le volet et payés chaque mois à leur poids d’or pur. Ces travaux ont le mérite d’insister sur le poids de la psychologie des acteurs et de leurs représentations. On pourrait lire avec ce genre d’analyse des affaires comme celle des recrutements intempestifs réalisés par des Ministères de la Fonction Publique sans souci de son homologue de l’éducation ou l’affectation d’instituteurs dans les écoles à la mi-mars. Mais il est peu probable qu’une approche micro rende à elle seule intelligible les malaises de la gouvernance qui nous intéressent et Christian Morel garde une place encore critique à l’idée de dysfonctionnement, dont on verra qu’elle n’est ni heuristique ni utile dans notre questionnement.

 

A l’opposé de l’idée de dysfonctionnement, l’analyse système s’est montrée féconde en schémas explicatifs ayant recours aux concepts de système et de stratégie des acteurs. Edgar Morin, Michel Crozier, Erhard Friedberg pourraient être d’un grand secours conceptuel et il est d’ailleurs étonnant que nul n’ait proposé de mener dans un ministère africain de l’éducation une enquête du type que celles que Crozier a publiées dans les années soixante, alors même que le mot système connaissait un emploi assidu dans la décennie 2000 – peut-être par simple coquetterie et sans référence au concept. La gouvernance qui nous intéresse ne concerne pas cependant n’importe quel type d’organisation, mais des systèmes publics connaissant un fort engagement des États, du politique et des hommes politiques, de la loi et du droit des États. Cette dimension est tout sauf neutre, elle appelle à inviter des travaux qui en ont fait spécifiquement leur objet. C’est ainsi que nous irons chercher chez Alain Supiot la conceptualisation de la gouvernance la plus à-même de nous aider à comprendre ce qui se joue dans nos ministères. 

 

 

II. Rationalité des nombres

 

 

Manifestations 

 

Les manifestations de la percée de la gouvernance par les nombres sont nombreuses et en forte progression dans les systèmes éducatifs africains. La progression va de l’assertion selon laquelle « il faut des mesures et des données pour gérer » à la suivante « tout doit être mesuré » pour aboutir à « la mesure est le tout ». 

 

« Il faut des données pour gérer »

 

Cette phrase se donne des airs d’évidence, elle mène pourtant à quelques bizarreries. Les nécessités de la planification macro, avec laquelle on se fait une idée des efforts à faire, du nombre d’écoles à construire, de maîtres à recruter, de livres à acheter, imposent un appareil statistique dont on ne s’amusera pas à contester l’utilité. On est là dans le dénombrement et les valeurs absolues. Calculer régulièrement des taux de scolarité, par un rapport entre les tables de démographie et la statistique administrative (ou des enquêtes) est encore une utilité qui n’échappe à personne : y-a-t-il encore des enfants qui échappent à l’école, sont-ils nombreux, y a-t-il des disparités inacceptables dans l’accès à l’école ? Il faut bien le savoir et seuls les nombres nous le diront. Nous avons quitté pourtant là les valeurs absolues pour des taux, nous avons quitté le statique (dit « transversal ») pour intégrer le temps (dit « longitudinal ») et les problèmes d’interprétation apparaissent, quand disparaissent les certitudes des valeurs absolues. Nul ne sait dire quelle valeur devrait avoir le fameux « taux d’achèvement primaire » pour donner la certitude que tous les enfants terminent l’école primaire. Ce n’est pas 100 %, à coup sûr, puisque ce taux est un taux brut d’accès en dernière année du cycle et que ce genre de taux, pour diverses raisons, dépasse et doit dépasser la valeur de 100. Mais de combien ? Peut-on alors prendre un taux net d’achèvement ? Ce n’est pas mieux, puisque certains enfants arrivent en fin de cycle un peu trop tôt, d’autres un peu trop tard, redoublent, et donc ce taux est illisible, sa valeur 100 est d’ailleurs impossible. 

 

La désagrégation géographique des taux est également imparfaite puisque les populations sont mobiles, les enfants le sont aussi, éventuellement pour des raisons scolaires ; les recensements sont espacés et les projections intercensitaires des migrations internes très imprécises. Ne multiplions pas les exemples dont l’accumulation serait fastidieuse : plus les données sont raffinées et nombreuses, plus elles sont fausses et moins on sait les interpréter.

 

Admettons cependant que, puisque les données sont nécessaires pour gérer, mieux vaut des données fausses ou dont ne sait pas dire ce qu’elles signifient, que pas de données du tout. La logique voudrait cependant que dans ce cas, on ne s’efforce pas de nepasgérer seulement avec des données. 

 

L’abondance des données produit des résultats parfois cocasses, qui contredisent l’affirmation de leur nécessité pour gouverner. Un plan sectoriel se conclut par une matrice d’indicateurs (dont la plupart n’ont pas de signification triviale, ni même univoque) tellement exhaustive et détaillée qu’on y trouve régulièrement plusieurs centaines d’indicateurs chiffrés. Dans un cas récent où cette liste se limitait pourtant à cent-cinquante-et-un nombres ou pourcentages, les rapporteurs de la performance, supportant la lourde charge de la redevabilité, ont renoncé à exposer la matrice entière à l’assistance, soit qu’ils avaient perçu le caractère fastidieux que prendrait leur exposé, soit qu’ils aient craint d’être pris en défaut par quelque question traitresse sur la définition ou la signification de quelques données. Ils ont alors monté un Powerpoint très didactique donnant en graphiques et en tableaux les pourcentages de cibles atteintes, non-atteintes, ou atteintes à plus de la moitié – vert, jaune-rouge- en réservant une dernière catégorie pour ceux que l’on n’avait pas su mesurer. La signification d’un pourcentage de cibles atteintes reste malgré tout mystérieuse et, s’il en existe une, elle est inopérante à coup sûr s’il s’agit d’orienter des décisions. 

 

La percée du chiffre et de la donnée se ressent maintenant au niveau local, où elle s’effectue le plus souvent dans la même logique, sous l’hypothèse supplémentaire qui fait du local un global en plus petit. Le directeur d’école a donc son tableau de bord, qu’il doit construire, actualiser et partager avec son comité de parents qui, par ailleurs, finance tout ce que l’État n’a pas financé. Il aurait eu sinon simplement ses listes (effectifs, garçons, filles, redoublants, notes, emplois du temps, etc.) ; il a désormais des taux, en comparaison de moyennes régionales ou nationales et donc des objectifs. On peut lui demander des feuilles de route et des stratégies, des projets, cela se fait désormais couramment. Qu’il n’ait pas l’autonomie juridique de s’engager contractuellement vis-à-vis de sa propre administration, qu’il soit dans la dépendance absolue de ses supérieurs et de son comité de parents pour la captation de ressources ne l’empêche pas de se trouver engagé sur des données virtuelles, des valeurs qui ne sont pas encore advenues. La gouvernance par les nombres est là, elle n’a pourtant pas ôté celle par les textes qui disent, pour chaque cas de la vie, ce qu’il convient de faire, de sorte qu’à respecter trop la seconde, il risque de défaillir à la première (c’est un bureaucrate borné), et inversement (c’est un électron libre dangereux). 

 

Une récente initiative (2014) de l’UNICEF et du Partenariat Mondial, financée par un fabricant d’appareils électroniques, milite avec vigueur pour la généralisation du recours à la donnée pour gouverner jusque dans l’école. Cette initiative porte le joli nom de Data Must Speak, qui se traduit dans l’acronyme à trois lettres (ATL) désormais lexicalisé « DMS ». « To help countries improve learning through data, we unlock and maximize the use and utility of education data that already exist». 

 

Les sites sur lesquels les consultants trouvent des missions cherchent fréquemment des « DMS specialists ». Le site de DMS nous offre quant à lui la naïveté béate de ces deux paragraphes :

 

“Communities are empowered.

Communities, parents and students should understand their school’s resources and performance in comparison to other schools. Then they can pressure school managers to improve their school’s performance when needed. This is facilitated by easy-to-use profile cards, accessible to low-literacy audiences.”

 

“Research improves knowledge. Rigorous evaluations highlight what works and what doesn’t work when making data speak.”

 

Tout le programme, tout le substrat de la gouvernance par les nombres y est exposé : la pression sur le directeur, la comparaison avec les écoles voisines, de la région, du pays, du monde peut-être, l’empirisme niais et triomphant qui découvre les « choses qui marchent » et « les choses qui ne marchent pas », la condescendance vis-à-vis des populations, qui « devraient comprendre » (sans les données, elles ne sauraient comprendre) parce que c’est facile, quand-même. 

 

Le pathétique tient dans l’aveu caché par le verbe comminatoire must. On ne peut pas mieux dire que les données ne parlent pas d’elles-mêmes. 

 

 

« Tout doit être mesuré. »

 

Gouverner par les nombres indique d’associer des mesures à tout ce qui est digne d’intérêt, d’avoir à entreprendre un travail de quantification systématique des aspects de la vie, jusqu’à définir s’il le faut un indice synthétique pondéré du bonheur. Pour l’éducation scolaire, arrêtons-nous simplement sur quelques aspects de ces quantifications.

 

Le plus remarquable, parce qu’aujourd’hui central dans les angoisses politiques, est l’irruption de concept indéfini de qualité de l’éducation.  Le mot « qualité » n’appartenait pas au vocabulaire des pédagogues, c’est un intrus très récent, accueilli dans leurs réflexions à la faveur du développement de la gouvernance de l’éducation par les nombres. Dans la logique d’une gouvernance gouvernée par l’efficience, le concept de qualité est central en ce qu’il permet de penser l’éducation comme un process, que l’on pourra représenter par un modèle input-output quantifiable. Cette représentation est identique à celle d’une activité productive matérielle, l’éducation a besoin d’intrants et réalise des produits. En faisant varier les quantités de la combinaison d’intrants et leurs coûts et en mesurant alors la qualité du produit par un indice quantifié, on pourra trouver les moyens efficients d’éduquer. « La qualité devient une simple propriété émergente de la quantité », écrit à ce propos Barbara Cassin (Le Monde, 16 avril 2014). Cela ne définit pas le concept, mais cela lui permet de jouer son rôle cardinal dans la gouvernance de l’éducation par les nombres : pas de modèle de process, pas de pensée ni d’action possible sur l’efficience. 

 

Le besoin de définir plus précisément le concept est d’ailleurs très secondaire dans cette logique : une fois admis que la qualité est une quantité qui permet la modélisation, l’examen des relations input-output prend le pas sur toute autre réflexion. Nous n’allons pas nous lancer ici dans le travail trop périlleux de recherche des définitions possibles de ce concept intrus, mais simplement examiner quelques aspects de son coût intellectuel et pratique. La quantification de la qualité interdit de prendre en compte (il s’agit bien d’un compte) autre chose que les résultats cognitifs des apprentissages scolaires : le comportemental, l’affectif, les habiletés motrices, observatrices, l’esthétique, le jugement moral échappent par nature à la mise en chiffres et à la modélisation de l’efficience. Ce même procédé de quantification des « produits » empêche de se pencher sur les effets collatéraux de certaines entreprises éventuellement brutales d’éducation : angoisse, stress, perte d’estime de soi chez les exclus, voire suicides, etc. (On peut lire à ce sujet un papier sur les crises d’agitation psychomotrice hystériforme observées couramment chez les collégiennes et lycéennes africaines sur le blog « La République des tables-bancs » http://reptb.canalblog.com/archives/2018/11/07/36848717.html). On voit par-là que la gouvernance de l’éducation par les nombres n’est pas du tout l’héritière celle que les humanistes Erasme, Comenius, Rabelais ou Montaigne avaient rêvée à la Renaissance. L’éducation de qualité des temps modernes est plutôt celle de l’homme sans qualité. 

 

Si l’on observe la pratique, la réduction de la qualité à la quantité va jusqu’à ne retenir que des compétences en lecture, écriture et calcul, ce qui restreint le domaine de la mesure à une partie seulement des finalités cognitives de l’éducation scolaire. Élargir le nombre ou l’étendue des mesures quantifiées, même sur des résultats cognitifs, entraînerait des coûts financiers et pratiques trop lourds et déboucherait sur un modèle input-output trop confus pour être lisible. 

 

Plus avant dans la pratique, nous trouvons ce que produit la qualité lorsque d’indicateur chiffré d’un état de fait elle devient nombre à atteindre. C’est le cas dans les programmations sectorielles aujourd’hui, depuis que le Partenariat Mondial tient un cadre de résultats global qui intègre ces mesures. Le passage de la mesure à la cible est à nouveau réducteur : pour que la cible soit simple et unique, il n’est plus question de dispersion, on passe à la moyenne : la cible s’exprime sous la forme « score moyen des élèves en lecture » ou « pourcentage d’élèves atteignant un score de 50 % ou plus ». Outre que la moyenne est de tous les indicateurs statistiques le plus plat et qu’elle signifie rarement quelque chose que l’on pourrait traduire en une phrase articulée compréhensible, ce genre de cible est le moyen le plus sûr de provoquer des effets pervers terribles : les maîtres n’ont qu’à laisser les plus faibles pour ce qu’ils sont et travailler pour ceux-là seuls qui vont faire bouger l’indicateur. Il suffit de ne jamais avoir été professeur pour ne pas le comprendre.  

 

D’autres réalités de l’éducation se montrent rétives à la mesure (ce qui n’ôte rien à leur importance) et font l’objet de tentatives, à ce jour peu abouties. Le « temps scolaire » est un bon candidat à la mesure, puisque c’est un facteur que l’on soupçonne, à raison certainement, de jouer un rôle important dans le modèle input-output. Mais cet intrant se montre très résistant. Le nombre élevé d’établissements scolaires interdit, dans l’attente du développement généralisé de technologies numériques de surveillance, de capter la réalité des heures ou jours d’ouverture de chacun et le ferait-on que la réduction statistique de réalités très diverses (ici une grève, là une tempête, ailleurs un absentéisme élevé, ailleurs une épidémie ; ici absence des enfants et là celle des professeurs) à une ou même quelques valeurs moyennes ne pourrait rien signifier. Il faudrait encore savoir ce que l’on cherche à connaître. Les travaux empiriques déjà réalisés sur ce thème, à la suite de ceux d’Helen Abadzi en 2009 sont complexes et raffinés : du temps que l’élève passe en classe à travailler (et non à répondre à l’appel ou à attendre le calme) à celui qu’il passe par jour dans la classe, ou dans l’école, au nombre de jours où l’école est ouverte, il y a un grand nombre de mesures possibles, plus ou moins difficiles à réaliser et encore plus à interpréter. Et que choisir comme cible ? Aucune de celles possibles ne réagit de la même façon d’une école à l’autre et le nombre de facteurs de variation est infini. 

 

Une autre dimension des mesures tient à la recherche des inégalités à combattre dans l’accès à l’éducation scolaire et le succès de ses entreprises. La mesure cherche alors à mettre en relation des caractéristiques des enfants que le chiffre peut ou croit capter avec d’autres chiffres sur les parcours scolaires et les acquisitions cognitives. L’intention équitable est incontestable, il s’agit d’attirer la gouvernance vers la résorption des disparités et des inégalités sociales. Dans les faits, les appareils chiffrés s’intéressent surtout à trois caractéristiques des enfants : le sexe, la richesse et le milieu de résidence. Le sexe est une question simple, quand il s’agit seulement de le coder, il n’a que deux valeurs possibles et connues avec précision pour chacun. Il fait apparaître, sans l’ombre d’un doute, de grandes disparités dans les parcours scolaires. Tous les auteurs et tous les calculs cependant nous disent que ce critère ne joue jamais seul et ne produit des disparités qu’avec le jeu d’autres caractéristiques. Le codage est simple mais le jeu complexe : il faut aller vers des calculs du type « part de la variance expliquée » des séries statistiques pour s’y retrouver, ce qui est un saut périlleux logique puisqu’il revient à poser que l’on peut diviser l’effet entre plusieurs causes dont chacune est nécessaire, raisonnement aventureux avec lequel on pourrait dire que quand un droitier applaudit, 60 % des décibels viennent de la main gauche tandis que pour un gaucher ce serait plutôt l’inverse. 

 

La richesse de l’enfant et son milieu de résidence sont plus complexes. Une approche rigoureuse de la richesse voudrait qu’une unité de groupe familial soit définie, à la façon du foyer fiscal à la française, et qu’on attribue à ce foyer un revenu monétaire peut-être inexact mais vérifié et estimé avec une méthode constante pour toutes les unités du même type. Cela revient à réduire la richesse d’une part à ses aspects monétaires seulement et, dans ses aspects, aux revenus seuls, à l’exclusion du patrimoine. Nous sommes tellement familiers ce genre de réductions successives nécessaires au calcul qu’elles nous semblent indiscutables. En Afrique subsaharienne pourtant, il n’y a ni définition précise de l’unité sociale ou familiale du type « foyer fiscal » ni méthode unifiée d’estimation du revenu et la part des richesses non monétaires est probablement plus importante, pour de nombreux individus, que dans le reste du monde. Le papa d’Amkoullel a mille vaches et un revenu très modeste. Il vieillit, Amkoullel quitte l’école pour s’occuper des vaches. Une enquête le range dans la catégorie des pauvres et on lui apporte une bourse de 100 qui a coûté 400, la différence en frais d’opérations. Avec chaque année de bourse, Amkoullel achète deux vaches. 

 

Quant au milieu de résidence, il ne connaît dans la pratique que deux valeurs, « urbain » et « rural », reposant d’ailleurs sur des cartographies administratives obsolètes. Ces catégories rudimentaires et inexactes ignorent la banlieue et font de la ruralité un ensemble qui regroupe l’enfant du campement ou du hameau dans une zone de milliers d’hectares où la densité de population peut-être éventuellement inférieure à 2 habitants par kilomètre carré avec l’habitant d’un village de dix-mille habitants, situé sur une route goudronnée, doté d’une gare routière, de commerces et d’un dispensaire. 

 

Si l’on revient à nos calculs de part de la variance expliquée par chacun des critères, dont on a vu que le principe était fragile, on mesure maintenant à quel point ils se basent en plus sur des données de valeur incertaine. 

 

« La mesure est le tout. »

 

L’imprécision des mesures n’est pas un problème grave en lui-même, non plus que la tentative de trouver des moyens chiffrés de capter des phénomènes complexes. Les autres moyens d’appréhender les mêmes phénomènes, comme l’observation ou le récit, le rapport administratif, les contacts formels ou non entre des populations ou des corps intermédiaires constitués, des gouvernants et des agents de l’administration, ne peuvent pas plus prétendre à la précision ou à l’exactitude que des mesures chiffrées très approximatives. Le problème survient lorsque la mesure chiffrée, par le filtre des objectifs et des indicateurs, occupe seulele champ de la gouvernance. Cela devient un problème pour deux raisons.

 

La première raison est l’attitude par laquelle le chiffre, la mesure, la corrélation, l’objectif sont pris comme contenant en eux-mêmes leur propre analyse. Aura-t-on mesuré que les enfants pauvres vont moins à l’école et y prospèrent moins que les riches que cela ne dit rien de ce qui arrive à l’enfant pauvre dans ses relations avec l’école et qui peut être d’une grande complexité. Dans le domaine des références, des benchmarkings et donc de la fixation de cibles, l’étalonnage d’une valeur locale sur une référence plus large (tel taux de telle région est plus faible que le même quand il est national ou international) est souvent présenté comme une comparaison, alors qu’il n’en est rien. Il n’y aura comparaison que lorsqu’on aura mis au jour un schéma explicatif complexe de l’écart des valeurs et en attendant il ne sert de rien de choisir comme cible pour le local la valeur plus avantageuse que tel indicateur prend quand il est calculé ailleurs. Or, la fascination que le nombre exerce est puissante et fantasmatique (cela dure depuis Pythagore et la secte des pythagoriciens) : la révélation du nombre fait oublier tout ensemble l’examen des conditions hasardeuses de sa production et le fait qu’il n’est pas lui-même sa propre explication, pas plus que d’autres nombres ne la fourniront. 

 

La seconde raison est que la prééminence de l’indicateur chiffré dans la gouvernance met le producteur du nombre en position d’hégémonie. La statistique nous disant tout des inégalités, il n’y a plus besoin d’observations, de récits, de rapports administratifs, d’instances de discussions ou d’investigations avec les populations ou des corps intermédiaires constitués. Rappelons-nous ici Data Must Speak : le DMS Specialist, qui a produit l’instrument, sait mieux que le comité des parents « les choses qui marchent et les choses qui ne marchent pas » dans leur école. Il le sait mieux parce qu’il l’a calculé et le résultat le plus certain de ce calcul est la disqualification du comité de parents pour l’observation, la connaissance et la compréhension de la réalité de l’école. 

 

Antériorité scolaire du fétichisme du nombre : la note et la moyenne. 

 

Les systèmes scolaires n’ont pas attendu la fortune du concept de gouvernance pour se gouverner par les nombres. La régulation réelle des flux montants est par tradition le fait de notes, supposées refléter les acquisitions cognitives des enfants, et de moyennes commandant de droit les passages de classes, les redoublements, les exclusions, les orientations et, de fait, les abandons. Dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, le culte des notes et des moyennes confine au fétichisme et à l’obsession nationale. On pourra toujours dire que des moyennes de notes ne signifient rien, parce que si l’on note deux fois le même exercice, l’intérêt est de voir si l’enfant a progressé ou non et ce qui compte alors c’est le progrès et la première note n’a plus d’intérêt, et si l’on note des exercices différents, c’est chacune des deux notes qui signifie éventuellement quelque chose, mais non le mélange des deux ; rien n’y fera, ce raisonnement est aujourd’hui inaudible. C’est ainsi que le principal instrument de régulation des systèmes est, de fait, entre les mains des enseignants qui en gardent jalousement la maîtrise : la gouvernance par les nombres a de l’ancienneté et ne signifie pas dans tous les cas que les décisions d’importance soient fondées sur des calculs économiques ou gestionnaires. Il n’y a pas de hasard à ce que les évaluations des acquis cognitifs prévues dans les planifications sectorielles et retenues pour des comparaisons internationales ne soient pas fondées sur des notes mais sur des tests dont la conception et l’évaluation ne doivent rien aux enseignants : cela peut être lu, au-delà de l’objectivité et de la comparabilité prétendues de ces instruments, comme un premier pas, ou une tentative, de la gouvernance mondialisée pour éroder ce pouvoir des enseignants.

 

 

 

Concepts et pensée contemporaine 

 

Les progrès et les œuvres de la gouvernance par les nombres sont examinés par des grands noms de la pensée contemporaine qui rendent intelligibles les mutations que nous voyons dans les gouvernances. On se réfèrera aux travaux de Barbara Cassin (CNRS, Académie française) et à ceux d’Alain Supiot (Collège de France).

 

Les champs de recherche de Barbara Cassin sont divers, mais ne couvrent pas en eux-mêmes des questions de gouvernance. C’est en raison de la gestion appauvrie de la recherche en France, gouvernée aujourd’hui par des évaluations contestables (dénombrement des citations des auteurs dans des revues de différentes catégories ; standardisation de la présentation des dossiers de recherche en lien avec leurs perspectives d’évaluation chiffrée favorable prenant le pas sur la traditionnelle évaluation par les pairs) qu’elle a pris le parti d’étudier les postulats des pratiques contemporaines d’évaluation des politiques publiques. Elle a ainsi dirigé un ouvrage collectif « Derrière les grilles. Sortons du tout évaluation. » (Fayard, 2014). Cet ouvrage donne de nombreux exemples cocasses ou pathétiques de politiques du chiffre, d’indicateurs baroques, de grilles absurdes et contreproductives, dans divers domaines. Barbara Cassin ne refuse pas l’évaluation des politiques mais s’insurge contre ses usages, prédéterminés par des critères liés à l’idée de performance, concept permettant de quantifier ce qui n’est pas quantifiable. La prédétermination de critères quantitatifs est pour elle au cœur de l’entreprise de gouvernance par l’évaluation et a pour conséquences d’empêcher logiquement et dans les faits la recherche de nouveautés et d’interdire les jugements raisonnés sur les pratiques et les politiques. 

 

 

Alain Supiot (La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015) partage avec Barbara Cassin l’idée selon laquelle la gouvernance et l’évaluation par les nombres nie la possibilité de jugement : pour lui, « rabattre le jugement sur le calcul conduit à se couper progressivement de la complexité du réel, autrement dit à substituer la carte au territoire ». Mais il en propose une analyse historique, politique, anthropologique et idéologique qui lui fait voir dans le passage du gouvernement à la gouvernance et de la réglementation à la régulation un déclin de la souveraineté des États et du règne de la loi, l’État se trouvant relégué à un rôle instrumental « au service d’un Marché total engageant tous les individus dans une compétition sans fin et réglant tous les aspects de la vie humaine sur le calcul économique ».  

 

Pour Alain Supiot, la relation entre la prospérité du concept de gouvernance et les théories économiques et politiques de l’ultralibéralisme prenant la suite des travaux de Friedrich Hayek ne fait pas de doute. A la différence du libéralisme classique, l’ultralibéralisme est une doctrine qui ne voit plus de nécessité à l’hétéronomie d’un ordre public de règles légales, mais « asservit la loi à un calcul d’utilité » référencé sur lui-même, le droit devenant « un outil de mise en œuvre d’une harmonie fondée sur le calcul économique. » Il en découle non pas le règne de la pure autonomie individuelle, mais une « inféodation des personnes (…) qui se présente aujourd’hui sous le nom de ce qu’on appelle des réseaux » avec affermage des fonctions publiques et contractualisation de l’action de l’État. La redevabilité de résultats sur des indicateurs chiffrés suppose en effet une relation interpersonnelle entre les acteurs qui ne doit plus rien à l’hétéronomie de la loi, mais tout à des relations de dépendance. C’est ainsi que l’on pourrait lire, par exemple, l’apparition contemporaine dans la gouvernance des systèmes scolaires les « contrats de performance » entre des responsables administratifs dépourvus par ailleurs de la moindre capacité juridique autonome à contracter (le directeur régional ne peut pas acheter son papier seul, il dépend pour cela de l’administration centrale, mais il s’engage sur des objectifs) ou celle des incentivesattachés à l’atteinte de certains résultats. 

 

III. Rationalité et bureaucratie

 

La gouvernance par les nombres est une idéologie fondant des pratiques, elle n’est pas un état advenu englobant sans mélange tous les procédés de décision à l’œuvre dans les faits. Les systèmes scolaires africains sont en même temps traversés et travaillés par des modalités d’exercice du pouvoir et de l’autorité que l’on pourrait relier à l’idéal-type weberien du modèle de la bureaucratie (le terme étant ici dépouillé de ses connotations péjoratives) dit « rationnel légal ». Dans cet idéal-type weberien, l’autorité se fonde sur le droit et le règlement, elle est impersonnelle et se traduit dans une hiérarchie stable et complexe employant des procédures préétablies, dans le fonctionnement desquelles les personnes s’effacent au profit des fonctions. 

 

Dans les faits, les ministères africains francophones de l’éducation produisent peu de lois et règlements et l’observation montre souvent que ces textes sont mal diffusés et mal connus des échelons périphériques ; l’activité contentieuse judiciaire autour des textes est rare, voire nulle, elle ne constitue jamais une crainte pour les décideurs et les conseillers juridiques des cabinets ministériels sont peu sollicités, en comparaison de la place importante des juristes dans les lieux de décision de beaucoup de grandes organisations contemporaines. Il reste cependant des textes de grande importance, au moins dans deux catégories : les textes organiques structurant l’administration et le statut de la fonction publique. Cet ensemble légal et réglementaire est assez stable dans le temps, il constitue une référence sérieuse pour les agents qui savent l’opposer, de façon frontale et explicite ou non, aux modalités plus gestionnaires de gouvernance issues des planifications sectorielles. Par exemple, lorsque ces planifications sont peu soucieuses des frontières organiques de compétences administratives et se présentent sous un jour plus fonctionnel, supposant la collaboration et donc le partage et la négociation de compétences entre plusieurs services ou directions pour l’atteinte d’un objectif et d’un indicateur, le constat le plus fréquent reste que ces collaborations sont timides et que les trop fameuses « synergies transversales » font long feu. Un indicateur d’objectif aura beau dire qu’il faut privilégier l’éducation de base et freiner l’expansion de la partie haute du système, les services en charge de la construction scolaire, ceux en charge des recrutements d’enseignants, les services d’examens et concours joueront chacun de leurs compétences réglementaires pour mener les pratiques opérationnelles qu’ils jugent les plus pertinentes ou qui répondent à leur propre logique d’intervention. D’ailleurs, l’écriture elle-même des documents de stratégie, qui porte l’avancée de la gouvernance par les nombres, sont le fait de services ou de cellules fréquemment détachés des lignes hiérarchiques opérationnelles et n’ayant que peu de prise sur ces dernières. Le statut de la fonction publique, protecteur des agents pour des raisons importantes et historiques (et d’autant plus importantes que la vie politique du pays peut être agitée), interdit dans les faits une pratique trop marquée de récompenses et de sanctions, ingrédient très nécessaire à la gouvernance par les nombres, assortie d’indicateurs de performance, de contrats d’objectifs ou d’incentives : que fera-t-on à celui qui ne remplit pas son objectif ? Pas grand-chose, en pratique. On peut y voir la raison pour laquelle peu de résistances s’expriment, au moment de la rédaction de planifications sectorielles, à l’irruption de cet appareillage dans les documents : en réalité, le scepticisme des agents, qui connaissent le poids des règles fondées sur une logique privilégiant la règle générale et impersonnelle à l’objectif personnel, leur permet de s’accommoder de ce divorce des modes de gouvernance. 

 

Malheureusement, la référence au droit s’affaiblit du fait de la multiplication de textes audacieux ou insincères qui sapent le peu de foi que les populations pouvaient lui accorder. Au premier rang de ces textes se trouve la convention internationale des droits de l'enfant (ONU, 20 novembre 1989), ratifiée par 192 pays, dont l’article 14-1 dispose " Les États parties respectent le droit de l'enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion." La liberté de pensée, de conscience et de religion des enfants, si elle était prise au sérieux, les priverait des protections dont ils ont besoin contre les sectes et contre les mouvements qui, sous couvert de religion, propagent des idées et approuvent des pratiques contraires aux droits humains et à la dignité. En 1996, le doyen Carbonnier avait fait observer que si la convention avait vu le jour soixante ans plus tôt, la Hitlerjugend aurait sans doute applaudi, et tiré parti de ce genre de libertés reconnues aux enfants (Jean Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Vème République, Flammarion, 1996). Mais surtout la ratification de la convention par tous les États du monde à l'exception des États-Unis et de la Somalie, témoigne de la fragilité de leur engagement. En effet, les législations nationales, dont certaines pénalisent encore le blasphème et l’apostasie, ainsi que les pratiques sociales demeurent éloignées de l'exercice d'une telle liberté. Par leur ratification sans réserve sur l'article 14-1, les États parties ont montré qu'ils ne prenaient pas ce texte au sérieux.  

 

De nombreuses législations nationales ont intégré une obligation scolaire de 6 à 15 ou 16 ans alors que les deux tiers à peine des enfants accèdent à la fin du cycle primaire en partie en raison du manque d’écoles. Ces lois sont en fait des instruments de communication ou de mobilisation sociale au service d’un objectif politique louable, mais elles sont loin de créer des droits subjectifs opposables, de sorte qu’en transformant les droits en fausse monnaie, elles décrédibilisent l’entreprise même du droit. 

 

Les rébarbatifs chapitres introductifs des plans sectoriels ou les pages des plans nationaux de développement consacrées à l’éducation participent enfin, involontairement peut-être, à ce travail de sape des références au droit et aux lois, en ce qu’ils fondent l’effort de développement scolaire sur l’économie et le « capital humain » nécessaire à la croissance, ce qui d’une part constitue un figement lexical inapproprié du nom d’une banale théorie marginaliste n’ayant jamais assimilé l’homme à un outil et d’autre part prive de justification la volonté de scolariser tousles enfants : il se pourrait bien, eu égard à l’état des techniques et à la structure de l’emploi dans les pays subsahariens, que l’optimum économique ne soit pas l’accès de tous à la culture scolaire – et que dira-t-on du trisomique ? 

 

La place du droit dans les références de la gouvernance est donc ténue, fragilisée. L’école a du mal à prendre les droits au sérieux, au sens que Ronald Dworkin (Prendre les droits au sérieux, PUF, 1995, pour la traduction française) donne à cette expression, c’est à dire à admettre qu’ils soient subjectivement opposables, l’intérêt de la collectivité devrait-il en souffrir. C’est pourtant ce qui sépare gouvernement des lois et gouvernance par les nombres : dans le premier des cas, une règle hétéronome s’impose à tous parce qu’elle dit le juste, dans le second, les finalités se réfèrent à elles-mêmes dans le calcul hypothétique de la maximisation des intérêts.

 

 

IV. Rationalités, opportunités et pénuries

 

La gouvernance d’un système scolaire résulte dans les faits de l’agrégation imparfaite d’une multiplicité de décisions, dont les plus nombreuses sont des microdécisions. Il se trouve que les systèmes scolaires subsahariens sont sous-financés par les États, en ce sens qu’en regard de la démographie scolaire, les ressources publiques nationales ne suffisent pas, ce qui se traduit par des pénuries de bâtiments, de maîtres, de livres, de matériels divers. Les maîtres, les directeurs d’école, les inspecteurs et directeurs locaux, ceux de l’administration centrale, sont donc amenés chaque jour à gérer les pénuries, non en maximisant des intérêts comme le souhaiteraient les nombres, mais en tentant de minimiser les mécontentements, avec les ressources publiques qu’ils peuvent capter et pour lesquelles ils sont en concurrence, et en complétant ces ressources par d’autres, communautaires ou privées.

 

Il s’agit pour eux donc de saisir des opportunités quand il s’en présente pour répondre d’abord à des urgences, sachant que par définition, les pénuries empêchent de tout résoudre. Un bailleur de fonds propose de construire des collèges de quatre cents places, adaptés aux campagnes et aux zones peu denses, à l’effet de réduire les disparités dont souffre le monde rural.  C’est un petit modèle de huit salles et installations annexes, auto-clôturé par la position des bâtiments aux quatre côtés d’un carré fermé dont le centre constitue la cour, à la façon d’un cloître. Un directeur régional souffre chaque jour l’état pathétique d’un collège du chef-lieu de sa circonscription, débordé par des effectifs de trois à quatre fois supérieurs à ses capacités raisonnables. Les incidents se multiplient et trouvent écho chaque jour dans son bureau. Il entend parler de l’activité du bailleur de fonds et rédige les argumentaires nécessaires pour obtenir la construction d’un petit collège de huit classes à quelques kilomètres de la ville, dans une localité que les nomenclatures qualifient de rurale, parce qu’elle l’était antan. Il veut simplement résoudre l’urgence de son collège bondé, le désengorger, moyennant quoi dès la première rentrée, le nouveau collège soi-disant rural mais vraiment banlieusard est aussi débordé que le premier et l’architecture empêche de lui adjoindre des extensions. L’indicateur de disparité du monde rural a été indifférent dans la décision du directeur, parce que son problème était de désengorger un collège ingouvernable et de repousser ainsi l’horizon de l’urgence. Le bailleur de fonds avait offert une ressource adaptée à l’indicateur de disparité, mais il n’avait pas connaissance des problèmes que cherchait à résoudre le directeur local, qui n’ont rien à voir avec les disparités, parce que ce problème n’avait pas été capté par les nombres. Le bailleur travaille avec des grilles d’indicateurs, auxquelles, faute de mieux, il accorde sa confiance, mais, pour reprendre une expression d’Alain Supiot, il a « pris la carte pour le territoire » et s’est privé de l’observation. Les auteurs de la grille d’indicateurs (les lecteurs avertis savent que j’en faisais partie) avaient quant à eux cherché à documenter l’équité et s’étaient basés sur des taux de scolarité, selon lesquels des jeunes citadins inscrits dans des classes de cent cinquante élèves présentent un taux d’accès de cent pour cent et n’ont donc besoin de rien, quoiqu’ils ne puissent pas tous rentrer dans la salle. 

 

Pour capter des opportunités et répondre aux urgences, les acteurs utilisent avant toute chose leur carnet d’adresses, leur réseau de relations : il faut être informé dans les premiers de l’existence d’une ressource et être à même de l’attirer dans sa circonscription. Si vous cherchez un professeur de mathématiques, homme d’une grande rareté, mieux vaut avoir le numéro de téléphone personnel du DRH ou celui du directeur régional – et mieux vaut alors avoir un argument personnel à faire valoir pour obtenir la préférence, ne serait-ce que l’allégeance. C’est ainsi qu’à travers les mailles assez lâches de la gouvernance par les nombres comme de celles du gouvernement par les textes, existe et prospère une modalité de gestion avant tout relationnelle, voire clientéliste, mode de relations dans lequel on admet que les décisions des détenteurs de l’autorité se transforment en créances sur leurs bénéficiaires ou en moyen de paiement d’une dette que l’on a envers eux. Il existe dans cette modalité d’exercice des pouvoirs une relation entre la puissance, le prestige d’un individu détenteur d’autorité et l’étendue de son réseau d’obligés. Le gouvernement par les textes généraux et impersonnels permet à ce type de gestion d’exister parce que les règlements ne peuvent pas donner des règles claires de gestion de la pénurie : de tels textes reconnaitraient que, faute de ressources, les droits qu’ils proclament n’adviennent pas dans de nombreux cas et que les citoyens ou les localités ne sont pas égaux devant la loi. La gouvernance par les nombres ne contredit pas non plus la gouvernance relationnelle ou clientéliste, elle la favoriserait même plutôt en participant à l’effacement de la loi et elle est tellement confuse dans sa réduction de la réalité en indicateurs chiffrés qu’elle impose aux acteurs de s’échapper des grilles, tout en ne les sanctionnant pas lorsqu’ils le font. 

 

 

V. Envoi

 

Le désordre des gouvernances peut donc devenir intelligible, sans que l’on soit contraint de le penser en termes de dysfonctionnement ni de faiblesse de de capacités techniques. Il provient du jeu entremêlé de trois modalités d’exercice du pouvoir, de l’autorité, de la prise de décisions, dont chacune est à la fois légitime et imparfaite. Ces trois modalités se complètent et parfois se contredisent. La gouvernance par les nombres produit beaucoup de discours, mais elle reste souvent impuissante à fédérer dans la réalité un ensemble étendu de microdécisions, parce que chacun sait que rien n’advient quand une cible est ratée, le serait-elle plusieurs fois, et parce que les nombres n’appréhendent la vie qu’avec beaucoup de platitude. La bureaucratie impersonnelle née de la loi et du droit est rattrapée par le royaume des nombres, qui tente de la vassaliser ; elle n’est de toute façon pas capable d’énoncer des règles de rationnement de l’éducation en situation de pénurie, parce que cela contredirait le fondement même que le droit tient de la recherche de la justice et de l’égalité. La débrouille relationnelle des acteurs au quotidien fait le reste, en se faufilant dans les vides des deux précédentes modalités du pouvoir, parce qu’il le faut bien et pour gérer les pénuries. 

 

L’aide publique au développement avec ses instruments et son recours impatient aux renforcements de capacités techniques promeut la gouvernance par les nombres, faisant comme si seule cette voie pouvait promettre qu’avec l’argent disponible, les enfants subsahariens pourront tous recevoir une éducation scolaire « de qualité ». Sans qu’il soit besoin de nier en bloc les charmes et les apports des outils empiriques chargés de produire des nombres, cette façon de voir néglige les jeux réels des légitimités et des pouvoirs. Elle n’a donc que peu de chances d’aboutir à ses fins, si celles-ci sont bien celles qui sont affichées et non d’autres, de valeur idéologique. Elle présente tous les aspects d’une « erreur radicale et persistante », au sens que Christian Morel donne à cette expression. 

 

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