De la mortalité des angles Essai sur les impensés des écoles africaines et réfutation d’une conjecture de Pythagore
De la mortalité des angles
Essai sur les impensés des écoles africaines
et réfutation d’une conjecture de Pythagore
© François Robert
Septembre 2019
« Angle mort : portion de terrain à l’abri d’une ligne de tir ; zone sans visibilité » (Le grand Robert de la langue française)
« Nous qui sommes instruits, on nous a appris à circonscrire ce qui est considéré comme réel dans des limites très rigides » Chimamanda Ngozi Adichie, Autour de ton cou, Gallimard 2013 pour la traduction française
« Ceux qui le peuvent agissent, pour que ceux qui sont conscients de leur impuissance écrivent» Driss Chraïbi, Le passé simple, Denoël, 1954
La vue se donne, le regard se construit
Une école, c’est joli et accueillant ou non, c’est selon. En tout cas, c’est facile à trouver, on peut la visiter si l’on y est invité et dans ce cas, les observations de toute sorte, déconcertantes, rassurantes, cocasses ou inquiétantes se pressent à la vue du visiteur, il n’aura qu’à les ordonner plus tard, une fois seul, s’il le peut. Les ordonner c’est une affaire, ça se construit, il y faut un angle de vue choisi, des catégories de rangement, qui subsument les cas et ne se donnent pas au hasard, des « représentations mentales abstraites et générales, objectives, stables, munies d'un support verbal», c’est à dire des concepts[1].
La grande masse de littérature contemporaine sur les écoles africaines, leurs déboires, leur avenir, leurs avanies, contient des classements, des mesures, des relations, des explications : elle est construite et, qu’elle s’en targue ou s’en défende, elle l’est au moyen de concepts. Il peut se trouver dans la presse des reportages qui montrent sans expliquer[2], dans des romans des pages de récits, de description ou de souvenirs, mais ces textes pèsent peu, en hectares de papier ou en térabits, au regard des montagnes de littérature technique qui peuplent le sujet, sous forme de rapports de consultants ou de grandes organisations, de documents de politique et de stratégie, de paperasses nées dans tous les recoins des bureaucraties scolaires et des officines des économistes et des développeurs. Cette montagne de mots est construite avec des concepts, des angles de vue particuliers et choisis.
L’angle de vue forme une vue, il rend intelligible, mais il déforme aussi. Tous les randonneurs montagnards connaissent ce phénomène troublant de la combe que l’on n’avait pas vue de là, mais qui effraie d’ici, elle est devenue ravin à mesure qu’on s’en est approché au point qu’on hésite à la franchir. Si l’on voit toujours du même angle, en revanche, on comprend toujours la même chose, de façon de plus en plus certaine, assertive, définitive, exclusive pour finir.
Ce papier propose un panorama des angles de vue employés aujourd’hui par les observateurs ordonnés des écoles africaines, à la recherche des limites rigides « qui circonscrivent ce qui est considéré comme réel » et des angles morts, inexplorés, inusités ou ignorés. Il cherchera aussi quelques raisons à même expliquer la rigidité de ces limites, la constance avec laquelle quelques angles de vue seulement sont pris comme légitimes par nos observateurs : pourquoi certains angles sont-ils si mortels.
Grand angle, faible profondeur de champ : la macro-économie
Les macro-économistes ont hérité de la monomanie pythagoricienne de l’harmonie dans et par les nombres, ils expliquent l’état de l’école par des équations, qui déterminent aussi son avenir, dans des limites rigides (que voulez-vous, les nombres sont ainsi).
Leur science livre des équations simples aux termes desquelles l’éducation, appréhendée par la fréquentation scolaire, grandeur quantifiable, résulte d’une combinaison d’autres grandeurs quantifiables. Un taux brut de scolarité, par exemple, se calcule à partir de la démographie, du salaire des maîtres, du nombre d’élèves par maître, de la pression fiscale, du produit intérieur brut et de la préférence des autorités pour les dépenses d’éducation. C’est le principe de construction des modèles de simulation économique et financière des systèmes éducatifs qui décrivent les écoles et les scolarités et à partir desquels on planifie leur futur. Il faut juste quelques astuces de calcul pour réduire toutes les grandeurs monétaires à la même unité de compte, par exemple le produit intérieur brut par habitant, et toutes les grandeurs humaines en unités binaires : l’enfant est scolarisé, ou il ne l’est pas, qu’importe qu’il vienne chaque jour ou seulement quand il ne pleut pas, qu’importe s’il n’y a pas de place assise dans la salle, il est un, ou alors zéro.[3]
Ces équations ont beaucoup de mérites. Leur compréhension n’exige pas un quotient intellectuel supérieur à celui dont fait preuve un pot de rillettes, elles sont reproductibles à toutes sortes d’espaces géographiques, pour peu qu’ils coïncident avec le champ des recensements de population et de calcul du produit intérieur brut et avec un ensemble de territoires gouvernés de façon raisonnablement homogène (un État, pas trop fédéral de préférence). On en a donc fait un grand usage, depuis leur apparition à la fin du siècle dernier. Elles ont permis de calculer les conditions à réunir pour que tous les enfants puissent aller à l’école et y rester au moins jusqu’à la fin de leur parcours primaire, dans les nombreux pays d’Afrique subsaharienne où ce n’était pas le cas. Ces conditions étant bien connues par le calcul, il devenait possible de tout mettre en branle pour qu’elles se réunissent dans les faits : un jeu de priorités pour les finances publiques des États, doublé d’un jeu de convergence des aides extérieures, les deux sources étant estimées au plus juste.
C’étaient des calculs à fonder des promesses. Les promesses, en retour, séduisent, estompent les fragilités qui les fondent, elles assoupissent l’esprit de doute, quand bien même les questions à résoudre sont complexes et quand bien même, alors que l’histoire de l’éducation nous habitue aux temps longs, elles nous parlent d’un temps court, assez court pour rentrer dans un tableur à vingt colonnes, une par année future.
Nous allons ici parler de quelques angles morts laissés trop vite pour compte par les équations macroéconomiques du développement de l’école.
Les taux de scolarités ne sont pas solubles dans l’échec des scolarités
Une des premières illusions d’optique de ces équations est dans le raccourci qu’elles sont forcées de prendre entre éducation et taux de scolarité. Ce rapprochement a du sens et peut tenir lieu d’approximation convenable si, mais seulement si, la fréquentation scolaire est sérieuse et éduque. Ce n’est pas toujours le cas. Les tests PASEC, les autres mesures faites sur divers instruments, montrent une grande zone très grise (un angle mort) où de nombreux enfants, ayant fréquenté l’école pendant cinq ou six ans, ne se distinguent pas de ceux qui n’y sont pas allés, sur le critère des compétences scolaires minimales en lecture ou en calcul. Dans les pays les plus fragiles, cette zone grise héberge une large majorité des écoliers : l’angle mort de nos équations ne se contente pas d’exister, on voit ici qu’il est carrément obtus. La profondeur du champ n’est pas faible, elle est nulle, l’image n’est pas lisible. Dans les pratiques, ce flou de l’image est contourné par les analystes et les auteurs de politiques, qui se réfugient dans une distinction étrange entre la catégorie de l’accès, dont les taux de scolarité sont censés rendre compte, et la catégorie de la qualité, que les résultats d’enfants à des tests sont supposés capter, avec, pour chacune des catégories, des instruments d’analyse et des recette politiques différentes. Cette façon de penser l’école, qui ne définit pas l’accès à une éducation nulle, se révèle improductive, dans ses retours sur la réalité, elle doit tout à la mystique pythagoricienne des macro-économistes (les nombres expliquent le monde et leur obéir est le chemin de l’harmonie) et résiste remarquablement à l’usure des échecs.
Il faut aussi se souvenir de ce que nous avons évoqué plus haut, en renvoyant à l’étude de M. Nadir Altinok : les taux de scolarité ne font pas cas des conditions des scolarités. Des taux proches ou dépassant cent (en valeur brute) décrivent souvent des cas d’accueil impossible, de classes abondamment surchargées, de roulement rapide de l’occupation des salles, de temps d’école de ce fait très réduits, ou des cas d’apprentissage peu ou pas fructueux.
Le fétichisme de la moyenne et l’anomalie des écarts
La seconde illusion d’optique de nos équations macro tient de la même nécessité de ne les poser qu’en termes simples et généraux. Les projections à grande échelle font une grande consommation de valeurs moyennes : on ne projette qu’un taux (de scolarité, d’achèvement, d’élèves par maître, de livres par élève, etc.) et pour cela, on ne retient qu’un taux moyen. C’est un peu comme si on décrivait une toile de Seurat par sa couleur dominante : moins foncé que Matisse, n’est-ce pas ? Bien entendu, des travaux descriptifs mettent un peu de lumière sur les écarts, mais ceux-ci ne rentrent pas dans les équations macro, ils restent à part comme des épiphénomènes qui gênent la projection générale du développement. On ne les pense alors que rapprochés à d’autres variables simples, deux à deux, dont il appert que les pauvres, les filles et les broussards n’ont décidément pas de chance (mais sans question du même type pour les myopes, les anémiques ou les gauchers), sans que soient mis au jour les chemins de leur malchance et encore moins ceux qui permettraient d’en sortir. Anomalie bizarre que des politiques périphériques adroites sauront bien corriger, les écarts, les disparités restent pauvrement pensés, ils ne sont pas au cœur des analyses, quand bien même le visiteur d’écoles n’en ait jamais vu une seule dont les caractéristiques seraient toutes ensembles aux valeurs moyennes nationales, à plus ou moins vingt-cinq pourcent : l’école normale, ou l’enfant normal, au sens statistique de l’adjectif, n’existe pas : on ne devrait pas les considérer comme des unités de compte additionnables, agrégeables, divisibles.
Le roi dit nous voulons, le monde obéit
Dans un autre angle mort des équations macroéconomiques vont se cacher quelques faits sociaux. Nos équations laissent penser que l’état de l’éducation, la fréquentation scolaire des enfants et ce qu’ils en retirent, sont le résultat des politiques publiques. De fait, les variables des équations sont soit des engagements publics (des ressources d’argent), soit des grandeurs sur lesquelles le gouvernement a prise (le nombre de maîtres, leur salaire). Rien n’est entièrement faux, bien entendu, mais rien n’est complet non plus. L’observation dit cependant quelque chose de différent. Il arrive que des évènements aient précipité les inscriptions à l’école, une longue sécheresse par exemple, ou l’abandon d’activités d’élevage en raison de l’insécurité, sans que le gouvernement n’ait rien changé à ses habitudes. Les enfants se tassent un peu plus dans les classes, dans un moment comme celui-là, voilà tout. Les migrations ou exodes vers les villes moyennes ou grandes allongent les scolarités et gomment une partie des désavantages qui pèsent aux filles et c’est tant mieux sans doute, mais c’est par hasard aussi, cela échappe aux politiques, le roi n’a pas voulu. Ailleurs, quand l’État oublie de payer pour des écoles ou quand il naît tellement d’enfants que ses services courent après la démographie plutôt qu’ils ne la précèdent, les gens se débrouillent, ils construisent des classes, recrutent des maîtres. C’est tout le mystère insoluble dans l’équation, que cette étrange différence d’efficience entre des systèmes nationaux : sous-financée ou sur-financée, l’école que l’on visite reste, finalement, assez semblable dans son dénuement, d’un pays à l’autre.
Veut-on « réguler les flux » et faire en sorte que les classes de la fin du secondaire ou les amphis des facultés ne soient pas trop surchargés, que le gouvernement est bien en peine d’y parvenir : il est encore plus difficile de mettre un terme à la scolarité réussie des grands que d’enrôler des petits lorsque les parents sont méfiants. Nos équations sont donc posées un peu de travers, puisque nous savons que les scolarités ne résultent pas seulement des politiques publiques. Il est très, ou trop difficile, sans doute, de faire rentrer les faits sociaux dedans, puisqu’ils se chiffrent mal, n’ont pas forcément de traduction monétaire. On trouve ici ou là le concept mal défini de « demande d’éducation », sans que soit défini le marché, hors duquel le mot demande n’a pas de sens. C’est donc un emploi simplement métaphorique ou analogique du mot, qui sert juste à renforcer l’idée que les instruments des sciences économiques peuvent bien rendre compte de l’éducation, à rendre cette idée naturelle – dans la pensée réelle, ce faux concept n’a inscrit à son actif aucun résultat de savoir.
Penser l’éducation comme résultat des politiques publiques, ou comme fait social accompagné par les politiques, l’alternative est tout sauf neutre. Trop de confiance aux équations macroéconomiques mène à opter, sans même le vouloir, sans même le savoir, de façon implicite, pour le premier des deux choix, c’est à dire pour le chemin le plus efficace pour obtenir de l’incompréhension entre les gouvernements et les populations.
Le vertige des grands chiffres et les agrégations imprudentes
Les équations macro-économiques emploient des valeurs agrégées, sans quoi on ne saurait pas les poser. On additionne ainsi le nombre de redoublants dans les écoles du pays, ils sont tellement nombreux qu’ils rempliraient des classes entières dans tout le quart ou le cinquième du territoire. Or, on manque de tout, partout, de maîtres et de salles. Donc, faire redoubler les enfants, c’est gaspiller des maîtres et des salles. Le calcul est vite fait : en fait, le hasard n’est-il pas bien fait, en pourcentage, le gaspillage égale plus ou moins le manque de ressources. Conclusion : il y a bien assez d’argent pour accueillir convenablement tous les enfants du pays dans des écoles agréables, pour peu qu’on arrête de les y faire redoubler.
Cette conclusion n’est pourtant vraisemblable que dans un macro-discours, tenu du point de vue d’un très grand angle ayant gommé toute la profondeur du champ. Dans la réalité de l’école, elle est grossièrement fausse. Aucun maître, aucune salle, n’est dédié aux redoublants, les classes sont seulement trop chargées. Supprimer le redoublement allègera les effectifs, donnera de meilleures conditions de travail et évitera bien des abandons, c’est presque certain et cela suffit à justifier la mesure ; il est faux en revanche que cela épargnerait des ressources, moins de redoublants ne signifiant pas moins de maîtres ou moins de salles. L’erreur du calcul macro porte sur des concepts élémentaires du calcul, elle consiste à agréger une variable (le nombre d’élèves, de redoublants) comme si elle était indépendante et continue et comme si elle commandait seule le nombre de maîtres, alors que la variable ne vaut qu’en lien avec une autre variable, la classe, évidemment discrète et non continue.
L’erreur est si patente, même aux esprits les plus fermés aux mystères de l’arithmétique, que nul n’accorde crédit aux propos qui plaident de cette façon la réduction du redoublement, c’est peut-être une des raisons pour lesquelles cette bataille n’a pas encore été gagnée.
Le même genre de raisonnement vicié conduit les équations macro-économiques à des assertions inexactes sur la mauvaise répartition des maîtres entre les écoles et sur le territoire. L’équation nous dit que le nombre de maîtres dans l’école n’est pas convenablement proportionnel au nombre d’élèves – la belle affaire ! Comment le serait-il ?... puisqu’il dépend du nombre de classes (groupes d’élèves, à l’effectif variable) et du nombre de salles, la relation entre ces deux unités étant elle-même assez variable selon l’organisation de l’école.
La recette qui permet de fabriquer de l’éducation ( la micro-économie )
Les mythes pythagoriciens ont ceci de puissant qu’ils englobent le monde et n’ont de cesse de l’expliquer dans sa totalité. Puisque des équations nous donnent les conditions du développement, à l’échelle macroéconomique, il est nécessaire que d’autres jeux de chiffres nous disent, à une échelle plus petite ou microéconomique, les mécanismes efficaces pour assurer de bons apprentissages, réduire ensemble les inégalités et les gaspillages. La recherche de l’efficience entre en scène, ce seront des outils marginalistes : angles très aigus.
Credo, quia absurdum
Il faut ici faire un détour par un avatar contemporain et triomphant des pensées scientifiques, l’empirisme. La pensée empirique tient pour vrai ce que l’on a observé, non ce que l’on a expliqué. C’est une façon simple et robuste de penser le monde et de fait, elle a bien dû être la seule à permettre, avec lenteur, le développement des pensées symboliques et analogiques, puis métaphysiques, morales ou politiques qui ont fait de l’homo sapiens ce qu’il est devenu – quoique si l’on y réfléchit, à lui seul, l’empirisme a pu permettre la découverte utile du fil à couper le beurre et de la guillotine, mais il ouvre mal aux trois dernières catégories de la pensée imaginative.
Certains économistes, conscients des difficultés qu’il y a, dans leur champ d’activités, à poser des critères de vérité reconnus par tous, ont trouvé refuge dans un néo-empirisme radical aux termes duquel ce qui est vrai, c’est la réalité observée : il y a du réel, il est vrai, on le connaît sans médiation conceptuelle et ce réel est le seul critère, éternel et universel, de la vérité économique. MM. Pierre Cahuc et André Zylberberg, dans un ouvrage pittoresque (Le négationnisme économique, Flammarion, 2016) et très commenté, ont ainsi établi que l’économie est une science expérimentale (ils revendiquent haut et fort cet adjectif, credunt quia absurdum) et que ceux qui refusent les simples vérités sont des « négationnistes économiques », les auteurs ayant ainsi atteint le point Godwin avant même de débattre - c’est même à cela qu’on reconnaît la radicalité. D’ailleurs, la découverte du point Godwin résulte elle-même d’une démarche empirique – quoique pas tout à fait expérimentale.
Cette position divertissante au regard des acquis de l’épistémologie témoigne cependant de la force de l’empirisme dans la pensée contemporaine. Les preuves ne sont pas faites par le raisonnement ou la spéculation, elles n’ont pas besoin de construction conceptuelles (d’ailleurs ces dernières sont niées : que la croissance ou l’investissement soient des concepts construits est simplement nié par MM. Cahuc et Zylberberg) mais issues de la réalité, ce sont des données (Data. La donnée s’est donnée, c’est donné, sa définition prétend qu’elle n’est pas construite). Ce qui est vrai est seulement ce qui est réel, tout ce qui est réel est vrai et rien de ce qui n’est pas réel ne peut être vrai : encore un théorème, faux peut-être, mais en tout cas à la portée des facultés de compréhension d’un pot de rillettes.
Bien entendu, la réalité que l’on peut à la fois prétendre connaître sans construction conceptuelle et prouver, c’est un ensemble fait de nombres (data, ce sont des nombres) et de relations qu’ils entretiennent entre eux.
Nous voilà de retour à nos équations micro-économiques : on voit qu’elles ne tombent pas du ciel, elles sont l’une des multiples occurrences des pensées empiriques, pour autant que cette expression ne cache pas un oxymore.
Dans la recherche de politiques publiques en éducation, ces équations sont appelées à justifier les orientations que l’on propose à la dépense ou à l’action des autorités. Pour être jugée positivement, une politique proposée ici doit d’abord prouver qu’elle a été efficace ailleurs. En anglais, cela se dit « evidence based ». On pourrait insérer ici des développements amusants sur les hésitations funestes des traducteurs, qui ne se méfient pas assez de l’évidence, ce faux-ami linguistique. J’ai vu fleurir récemment, dans un document de technocrates, le financement d’un « générateur d’évidences », qui n’était heureusement pas autre chose qu’une compilation d’études, et non un recueil de variations, façon Oulipo, sur le thème « il est mort un vendredi, passée la fleur de son âge, s’il fût mort un samedi, il eût vécu davantage ». Ma stupéfaction passée, je n’ai finalement reconnu qu’une malencontreuse attraction linguistique du français courant vers le globbish galopant.
L’évidence, hélas, est un double faux-ami : linguistique, bien sûr, mais de façon plus ennuyeuse, heuristique aussi.
Sur le fond, un raisonnement « evidence based » conduit à tenir pour vrai précisément ce qui n’a pas de preuve, mais résulte d’un constat statistique. Deux variables bougent plus ou moins ensemble (la première explique, au sens statistique, une (in)certaine part de la variance de la seconde), donc l’une cause l’autre, même si aucun raisonnement sur la nature de ce lien ne vient étayer la trouvaille. Est vrai ce qui fait coïncider des séries de nombres, n’aurait-on aucune autre explication que le hasard, n’est pas vrai et ne mérite pas d’investigations ce qui ne coïncide pas avec une coïncidence de série de nombres. Proposons une traduction exacte et compétente de « evidence based » : « conjecture qu’un calcul de variances comparées a exemptée du devoir de la preuve raisonnée ».
Dans les pratiques, à s’en tenir à ce genre d’empirisme on ne pourrait plus essayer quelque chose que l’on n’a pas déjà fait. Aurait-on pensé ainsi à l’époque de Fulgence Bienvenüe que Paris n’aurait toujours pas de métro.
L’empirisme étriqué de l’evidence-basedouvre sur toutes les quêtes de « bonnes pratiques », version modernisée de l’antique « jugement correct » du Président Mao. L’empirisme dilue les concepts à l’infini et se contente de mots simples (bonne, c’est le contraire de mauvaise ; pratique, le contraire de spéculation peut-être ?) qui présentent l’avantage incomparable de pouvoir évoquer en se passant de définir. Qu’on ne puisse dire ce qui est bon sans énoncer des critères de bonté n’arrête pas la recherche empirique, bien au contraire, cela l’élargit vers des lendemains infinis. Tout est bon quelquefois, à quelque chose malheur est bon. Àquoi bon ? Peu importe, la question n’est pas posée. Quant aux pratiques, le mot peut désigner tout le spectre des activités humaines, à l’exception bien sûr de la pensée, quel aveu.
L’empirisme « evidence based » prend quelquefois un tour plus assuré, plus savant. Il s’agit alors de déterminer à l’échelle micro-économique des relations entre les dépenses que l’on consent pour éduquer et les résultats que l’on obtient. C’est un nouveau jeu d’équations, approchant la formulation d’une fonction de production de l’éducation. Cette modélisation mathématique est le pendant de celle inventée en macro-économie sur les conditions du développement des scolarités. La clef de voûte de cette démarche empirique est le concept d’efficience (ou de rendement). La recherche consiste, par des analyses statistiques multivariées, à déterminer par calcul la dépense, ou l’intrant, qui a l’effet le plus important sur le résultat, celle que l’on aura l’intérêt maximal à consentir.
La tentative micro-économique de mise en équations pour dégager des règles empiriques est bien symétrique à la tentative macro-économique, à ceci près que les équations macro-économiques mettent en relation des entités quantifiées par nature (des taux de scolarité, des dépenses, des salaires) alors que celles tentées en micro-économie doivent établir des équivalents quantitatifs aux résultats de l’éducation, qui ne sont pas des quantités dans leur nature, sans quoi il n’y aurait ni de plus ni de moins que l’on pourrait attribuer à tel ou tel intrant, dépense ou façon de faire. Le passage par une représentation de l’éducation comme un process est une nécessité dans cette démarche empirique, devenue tellement naturelle qu’elle est rarement interrogée, alors même que cette analogie est, de fait, un travail de conceptualisation qui ne doit rien à l’empirisme et tout à la spéculation, les actions visant à éduquer ou à enseigner n’étant pas prédéterminées en totalité ni agencées selon un schéma infiniment reproductible.
Le champ de ces équations est assez vaste et pourtant peu fécond. Les analyses multivariées des résultats à des tests en fonction des intrants du process, tentées mille et mille fois, ont atteint leurs limites en quelques années, en finissant par ne prouver rien qui fût suffisamment solide et général pour avoir droit au statut de preuve ou de loi.
Les études d’impact, qui sont issues du même cépage, n’ont pas non plus contribué à un corpus de preuves empiriques suffisamment riche pour que les politiques puissent s’en saisir. Isoler des facteurs de production (si l’on admet de désigner ainsi tout ce qui rentre dans les cuisines pédagogiques) pour les faire varier ici et ailleurs non, toutes choses étant égales par ailleurs, est dans les faits une gageure. Philippe Meirieu l’a déjà fait observer : il sera difficile de trouver des couples de jumeaux homozygotes, vivant sous le même toit, jouant aux mêmes jeux et ne fréquentant pas la même classe, en quantité suffisante pour créer de la confiance statistique. Les trouverait-on qu’il faudrait encore que tout fût identique d’une classe à l’autre, à l’exception d’un et d’un seul des facteurs de production. Les statisticiens qui prétendent balayer l’argument en avançant que leurs traitements statistiques ex-post permettent d’isoler les variables (les beaux calculs de « part de la variance expliquée ») sont simplement d’amusants illusionnistes (ils ont eux-mêmes choisi leurs variables, ex-ante, et ne ressortent du chapeau que le lapin qu’ils y avaient encagé), des Sganarelle nous expliquant à nouveau pourquoi notre fille est muette, sans doute en raison de l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme.
Il ne faut donc surtout pas se rendre aux évidences, dans notre affaire où du reste aucune d’entre elles ne ressort des calculs. Ces calculs ne sont pas stériles par hasard ou par la difficulté à faire tenir immobiles quelques variables ; ils sont inaptes et ineptes dans leur fondement même. Ce fondement est la représentation de l’enseignement et de l’apprentissage comme un process modélisable, avec des inputs et des outputs. On peut à l’inverse poser que l’apprentissage n’a pas tout à voir avec l’enseignement, que le premier ne tire pas tout du second et enfin que l’apprentissage n’est jamais unidimensionnel, jamais réduit à un aspect cognitif, et dans son aspect cognitif encore multiforme, parce que les connaissances ne sont pas des choses, mais des relations qui se font peu à peu et se complètent une à une, mille à mille. Le néologisme « enseignement-apprentissage », dont s’ornent beaucoup de documents contemporains, est d’ailleurs, outre sa laideur, fort pauvre de sens, on ne sait pas trop ce qu’il évoque, le trait d’union entre les deux substantifs est bien trop évasif, il ne dit rien de cette relation – il dit, en fait, qu’on ne sait rien dire sur ce qui relie l’enseignement à l’apprentissage, puisqu’on a mis un tiret à la place de mots. Poser que l’apprentissage n’a pas tout à voir avec l’enseignement, ce serait du même coup s’interdire la recherche d’équations et s’éloigner enfin des pensées causales.
L’angle de vue de la micro-économie est donc, sans surprise, très aigu, il l’est à un point tel que pour rentrer dedans, les écoles, les maîtres et leurs élèves, doivent emprunter des costumes étriqués qui ne sont pas les leurs, on les a maigris, asséchés, ratatinés en les déguisant en intrants ou extrants d’un process auquel ils seraient bien étonnés d’apprendre qu’ils sont censés participer. Ce n’est pas que l’angle comprenne un biais, il n’est en fin de compte qu’un biais laissant la vie hors du champ.
Un complot pythagoricien ?
Pouvons-nous repousser les limites de ce que nous considérons comme réel ? Ouvrir les angles, les superposer, en quelque sorte. Sauf à croire à un vaste complot plurimillénaire de la secte des pythagoriciens, qui chercheraient désespérément dans l’harmonie des nombres celle du monde, au point qu’ils auraient fixé seuls, pour toujours et à leur unique convenance les limites du réel, rien ne l’interdit. Que les empiristes disqualifient ce qui n’a pas de trace dans des coïncidences de nombres, c’est leur problème, rien n’interdit de les laisser se contenter de leur peu et de chercher des concepts dans des vraies sciences pour faire parler les écoles africaines et leur paysage.
Rien n’interdit de chercher ailleurs, mais rien ne le rend facile non plus. De fait et sans que cela résulte d’un complot, l’empirisme et les équations réductrices sont les limites actuelles que les gens instruits respectent dans leur travail de construction des connaissances et l’invention des politiques. Les catégories de pensée des économistes et leurs instruments de description statistique ont, dans les faits, envahi et borné à la fois l’univers du pensable.
Ces catégories de pensée (des taux, des relations statistiques binaires, des moyennes) ont beaucoup d’atouts pour préempter le droit à limiter cet univers.
Elles renvoient, de façon implicite mais constante, à des pensées causales, par rapprochement des séries statistiques ou des indicateurs deux à deux. Ce qui n’est pas harmonieux est un dysfonctionnement, on trouve la panne et on cherche l’outil. Les pensées causales ont la vie dure, même lorsqu’il s’agit de tenter d’appréhender des phénomènes sociaux ; les pensées complexes ou systémiques sont apparues plus récemment et n’ont guère laissé de traces dans les travaux des agences de développement, sauf quelques manies éphémères et peu conséquentes de vocabulaire (l’emploi des mots système,systémique, puis holistique). Les agences ont des soucis d’opérations, il leur faut agir, financer, dépenser, les pensées causales le permettent aisément. En face de la dépense, on inscrit un résultat, bien sûr qu’il ne sera pas atteint, mais c’est plausible et sinon, qu’inscrirait-on ?
Les concepts des économistes, micro ou macro, ont aussi le talent de mettre l’acteur à l’abri des procès d’intention idéologiques. Toute la magie de l’empirisme est ici : qu’importe ce que vous pensez, certains faits sont vrais et d’autres faux, cela ne dépend pas de la politique et il n’y a pas de troisième catégorie. La distinction policy/politics, en anglais, approximativement transcrite par l’emploi différencié de politique ou politiques publiques, en français, est l’autre façon de se débarrasser des débats ennuyeux. Les politiques publiques sont neutres, puisqu’elles sont empiriquement orientées vers l’efficience, l’équité et tout un tas de buts de ce genre, qui ne voudrait pas de l’équité ou de l’efficience ? L’éducation est une fourniture de services (service delivery), issue d’un process qu’il est simplement question d’optimiser. Elle ne doit donc rien à la politique, qu’on la laisse tranquille.
Cette éviction du politique, dans un sens large allant de la tambouille des arrière-cuisines de partis à la réflexion sur la cité, ménage une belle zone de confort aux institutions du développement et à leurs agents. Si ces institutions sont bilatérales, elles se mettent à l’abri des soupçons de désirs d’ingérence ou d’influence. Si elles sont multilatérales, elles ont pour fonctionnaires des agents de cultures et de nationalités très diverses, auxquels l’empirisme et le charme de l’harmonie des nombres offrent un plus petit commun dénominateur, certes modeste et peu productif, mais tellement protecteur.
Conjecturer et circonscrire
Les limites de ce qui est tenu pour réel sont ainsi posées, les angles de vue sont fermés. C’est ainsi que les angles meurent. Mais tout cela ne tient ni à l’éducation, ni à la valeur comparée des différentes façons de considérer les choses comme réelles, ni à un supposé caractère irréfragable ou supra-légal de la conjecture pythagoricienne d’une clef universelle du monde qui serait à forger dans les nombres.
De nombreux angles de l’observation, de l’enquête, de l’analyse, sont ainsi laissés pour morts sans raison scientifique sérieuse, avec les questions qu’ils pourraient explorer : que voudraient les enfants ? Les parents ? Peut-on trouver des formes alternatives et spontanées d’école, d’enseignement, d’éducation et que disent-elles sur les finalités qu’elles poursuivent et les moyens qu’elles emploient ? La façon qu’ont eue les blancs de faire l’école et la classe dans la première moitié du siècle dernier (avec des classes de niveaux, des programmes fixes, des horaires indiscutables au jour et à l’année, des notes et des compositions, un maître qui seul sait, parle, dicte et punit) dessine-t-elle un horizon indépassable, un point de passage obligé ?
Les pédagogues savent parler d’éducation, c’est leur métier, mais lorsque des pédagogues sont mandatés, la clôture de leur travail est donnée par avance : l’efficacité seule compte, qui se mesure par des acquis cognitifs, selon des méthodes qu’ils n’ont pas à discuter. C’est la meilleure façon que l’on a trouvée pour qu’ils se conduisent mal et de fait, beaucoup d’entre eux se sont conduits en crieurs de pâtés en vendant sans vergogne des méthodes compliquées et mystérieuses à donner aux maîtres pour qu’ils fassent des belles leçons, laissant hors champ tout autre questionnement que mécanique, de sorte que là ou l’efficacité était promise, désordre et désarrois sont survenus.
Pourtant, la pédagogie n’est pas une science du oui et du non, sans doute pas une science du tout d’ailleurs. Les pédagogues peuvent employer des procédés empiriques, en ce sens qu’éventuellement ils s’aventurent dans une direction pour voir et s’autorisent le tâtonnement, mais ils restent rétifs, à raison, à la tentative de preuve empirique de leur réussite. Dans tous les cas surtout (nous parlons ici des grands noms et pas des marchands de vocabulaire qui vendent des méthodes à la criée), ce tâtonnement empirique naît ou converge avec une téléologie vaste et généreuse : Comenius, Erasme, Rabelais, Montaigne, plus récemment Freinet, par exemples, s’inscrivent dans une éthique de la libération, ce qui n’a qu’un très lointain rapport avec l‘efficience ou la qualité. Ils ont quelque chose d’enraciné dans l’histoire et les questions de leur espace et de leur temps, la Renaissance européenne et l’humanisme pour les premiers, la sortie de la grande guerre pour le dernier, d’où ils tirent l’aspiration indispensable à l’universel, qui fait totalement défaut à la recherche empirique de l’efficacité fondée sur des rapprochements de nombres, qui ne vise que l’économie d’argent pour la production de savoirs prédéterminés, prémâchés. Il faut donc laisser les pédagogues à l’abri de l’empirisme chiffré, ne rien leur demander qui ressemble à de l’efficacité, c’est à ce prix qu’ils peuvent se rendre utiles.
Les territoires sont l’affaire des géographes, qui savent que les régions, plateaux, vallées, steppes, forêts, villages, ne se valent pas et ne rentrent pas bien dans des cases de dimension standard aptes à ne recueillir que des chiffres simples et nus. Les géographes savent aussi que les gens n’habitent pas de la même façon ici ou là, selon ce que l’on cultive ou élève, selon le cours des rivières, le climat et l’histoire, et du coup que le choix entre beaucoup de petites écoles ou peu de grandes mérite la sorte d’attention qu’eux seuls sont capables de donner. Mettons un géographe dans un tableau de taux de scolarité et il nous fera du désordre, regroupera les cases à sa façon, les divisera avec des courbes d’altitude et de pluviométrie, posera enfin des questions dont la réponse ne tient pas dans une coïncidence de séries de nombres.
Le juriste s’étonnera de son côté que l’on ait pu tenir pour vraies des assertions qui n’ont pas été contredites. Quel est ce nouveau genre de vérité ? Amoureux de l’égalité, il questionnera l’étrange concept de l’équité, selon lequel si tous les groupes d’enfants sont statistiquement privés d’école de la même manière, alors tout va bien. Prenant au mot et au sérieux le droit à l’éducation si généreux dans les textes, il cherchera si l’œuvre d’enseignement, quand elle exige des enfants ce qu’ils ne peuvent pas donner et fait de la compétition et de l’échec ses deux premiers critères de rationnement, ne contient pas en elle-même le mensonge qui tue le droit dans son œuf.
Le sociologue pourra jouer aux gagnants et aux perdants, quand les écoles font ceci, qui en souffre et qui se frotte les mains et pourquoi, tandis que l’historien dira les traces qu’il reste de ces désappointements dans le pays.
Nous serons finalement instruits une fois que nous aurons laissé chercher, écrire et parler ceux qui revendiquent leur impuissance immédiate à changer le monde, pour qu’ils circonscrivent nouvellement ce que nous pouvons juger comme réel.
[1]Définition du Centre national de ressources textuelles et lexicales, https://www.cnrtl.fr
[2]Le Mondea publié, en janvier 2018, une série de douze reportages remarquables sur divers établissements d’enseignement du continent africain
[3]Pour une contestation sérieuse, savante et académique de cette étrange manie du tout ou rien, voir N. Altinok, Analyse critique et méthodologique des données de l’éducation en Afrique subsaharienne, juillet 2016, Papiers de recherche de l’AFD, n° 31