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République des tables-bancs
29 novembre 2019

La science du maître et le temps de l’enfant. Spéculations sur le partage des temps et des rôles dans les écoles africaines

 

 

François Robert, novembre 2019

© François Robert

 

 

 

Ce qui suit spécule de deux façons pour imaginer des réponses renouvelées aux déconfitures de l’école africaine de notre époque, qu’il suffit de rapporter en quelques mots sans besoin de chiffres, tout étant largement écrit par ailleurs : il s’agit de l’école qui ne retient pas les enfants et des enfants qui ne retiennent pas grand-chose de l’école, pour certains même rien du tout.

 

Ces deux façons de spéculer sont les suivantes. On le fera d’abord en se demandant si, dans les éléments les plus stables et les moins discutés l’organisation scolaire, il n’y aurait pas quelque chose, une étrangeté finalement qui aurait échappé à presque tous du seul fait des habitudes, quelque chose qui prendrait les différents acteurs pour ce qu’ils ne sont pas et par conséquent les empêche de le devenir (de bons écoliers, assidus et travailleurs, de bons maîtres bien savants et attentifs), et si cette étrangeté ne pouvait pas être questionnée, voire bousculée.

 

On spéculera ensuite de cette façon qui consiste à mélanger deux problèmes résistants ou insolubles, pour voir si par hasard la solution de l’un ne logerait pas dans l’énoncé de l’autre. C’est ainsi que nous inscrirons dans la même équation du rôle du maître et le temps de l’école et de l’enfant. Bizarre, certes, mais plein de précédents historiques.

 

Tout ce texte fera appel, ici et là, à une galerie de vieilleries ou d’antiquités scolaires, politiques ou philosophiques. On ne visite pas assez les galeries de curiosités, alors qu’elles rendent à la fois optimiste, puisqu’on y trouve nos problèmes déjà posés et parfois presque résolus et que cela évite donc d’avoir à inventer, et modeste, pour les mêmes raisons.

 

 

Il n’y a que trois positions possibles face à l’impuissance obstinée des écoles à retenir les enfants et à celle des enfants à retenir quelque chose de solide de leurs quelques années d’école. Ces trois positions ne sont pas exclusives l’une des autres et chacun reconnaîtra ses penchants personnels dans un mélange particulier des trois. 

 

La première est celle de l’optimiste, on peut craindre qu’elle rejoigne celle du résigné. Elle consiste à se souvenir que les questions d’école s’inscrivent dans des temps très longs, plus longs qu’une carrière de fonctionnaire ou d’ouvrier de l’industrie de l’aide, alors chacun laissera une partie du problème à la joie de ses successeurs. Les gouvernements n’ont pas encore assez investi, pas assez recruté, pas assez formé, ils courent derrière la démographie et celle-ci finira bien par s’essouffler, les attentes des familles aussi s’émousseront et se feront plus simples et réalistes ; en attendant, continuons à semer des écoles, des collèges et des lycées, à y envoyer qui l’on peut, ne formulons pas de questions qui pourraient fâcher et diviser en remettant en cause des habitudes ou des invariants. C’est une position sage pour un gouvernant, tant que les exaspérations populaires ne s’expriment pas sur des affaires scolaires. Elle est rarement explicite mais pourtant fort courante. Elle est partagée dans une certaine mesure par les bailleurs lorsqu’ils demandent, Partenariat Mondial en tête, des planifications en sachant très bien que celles-ci ne sont en fait et par construction que des projections homothétiques, linéaires et quantitatives de l’existant. Dans une autre dimension, les bailleurs se détachent de ce point de vue, en ce qu’ils sont aujourd’hui rétifs à privilégier l’investissement quantitatif de masse dans leurs financements – on voit même de très grands bailleurs refuser de financer des constructions scolaires dans tel pays où plus d’un tiers des enfants n’atteint pas la fin de l’école primaire et où la moitié des salles d’école sont en paille et solubles à chaque hivernage dans l’eau de pluie.   

 

La seconde tente d’occulter ou de contourner les nécessités de masse. Fondée sur des calculs macroéconomiques, elle suppose que les gouvernements seraient en mesure de financer la démographie, pour peu que la gestion des affaires publiques s’améliore et change de rationalités[1] pour être dévolue en entier à l’atteinte d’objectifs peu contestables et connus de tous. C’est la position la plus saillante des bailleurs de fond, à la recherche impatiente d’« effets de levier », c’est à dire de dépenses judicieuses capables de multiplier les effets bénéfiques des investissements lourds ou des dépenses salariales massives que, par ailleurs, ils ne souhaitent pas financer. « Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde », aurait dit Archimède, qui connaissait le levier. La recherche des leviers et des points d’appui a beau être minutieuse et assidue, elle a beau consommer beaucoup d’études empiriques, elle se révèle hélas aussi infructueuse qu’invariable et les bailleurs financent, décade après décade, les mêmes « renforcements de capacités », tour à tour visant les statistiques ou les directions des ressources humaines, sans résultat probant – cet effet de levier ressemble à la martingale fantasmée du joueur, « consistant à doubler la mise qu’on a perdue au coup précédent » ou  « méthode plus ou moins exacte, mise au point à partir de l'observation du rythme des gains et des pertes au jeu, et grâce à laquelle le joueur espère assurer ou accroître ses gains».[2]

 

La troisième position n’existe pas encore, ce serait bien de l’inventer. Elle consisterait poser que la façon d’organiser les écoles et les scolarités n’est invariante à notre époque, en Afrique subsaharienne, que par accident, alors que l’histoire scolaire et l’éducation comparée témoignent d’une très grande variété de formes du scolaire et laissent penser que tout n’a pas été inventé, que c’est là qu’on devrait chercher des leviers. C’est ici un programme de questions dont nous allons jeter les grands traits. 

 

 

 

Ce n’est ni hasard ni méconnaissance si certaines populations sahéliennes continuent de voir le spectre de l’école chrétienne des blancs dans l’école publique de leur pays, en déduisent quelques préventions et restent partagées sur son usage comme sur ses visées. L’organisation de l’enseignement simultané, c’est à dire par regroupement des enfants par classe d’âge et de niveau sous l’autorité d’un maître unique, polyvalent et permanent, enseignant sur la base d’un programme préétabli à un groupe entier réputé homogène, a été mise au point et propagée en France au 19ème siècle par les Frères des Écoles Chrétiennes (lassaliens), à qui l’on doit aussi l’invention des écoles normales. La colonisation a certes été le fait de la République et des penseurs laïcs comme Paul Bert, mais il est possible de penser qu’elle fut moins laïque pour les questions scolaires que la République ne l’a été sur le territoire métropolitain, où l’école fut, dès 1882, le fer de lance de la laïcité et le terrain continu de batailles féroces entre laïcs et cléricaux. Quoi qu’il en soit, l’organisation du système scolaire dont les indépendances ont hérité voici soixante ans était peu ou prou celle de l’école française de l’époque, souvent portée par des congrégations missionnaires et assaisonnée d’une bonne dose de l’eau bénite qui l’avait fait naître, eau que les métropolitains avaient de leur côté bue sans laisser de reste. 

 

Ce qui nous retient ici n’est pas tant la généalogie de l’école en elle-même, que la stabilité non érodée ni questionnée, depuis lors, de quelques-unes des caractéristiques importées de l’école des blancs de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle, tout encombrantes qu’elle se soient révélées. 

 

Deux groupes de caractéristiques stables de l’organisation scolaire vont nous retenir, parce qu’il se pourrait qu’elles portent une part de responsabilité dans les difficultés que nous observons et qu’aussi, il ne soit pas si difficile ou si couteux de les bousculer un peu : la question des temps et celle du rôle des maîtres. Ce qui se voit sur le temps, c’est une école organisée en cycles longs ou très longs et demandant à tous une présence à temps plein et heures fixes en journée, alternée de longues périodes de coupure. Ce qui se voit des maîtres, ce sont des supposés demi-dieux omniscients, détenteurs de tous les monopoles dans la classe, parler, expliquer, organiser, surveiller, noter et punir.  

 

 

 

Le premier groupe de ces caractéristiques relève de la question du temps. L’enseignement simultané promu par les lassalliens puis par la République requérait de l’enfant une présence assidue sur des temps longs et fixes. Temps longs et fixes à la journée, à la semaine et sur toute l’enfance. Les vacances scolaires scandaient le rythme des années comme elles scandaient celui des travaux agricoles, juillet les fenaisons, août les moissons et septembre les vendanges (nous parlons là d’un siècle non encore réchauffé), ces scansions seules autorisant les familles à libérer leur progéniture. Celui qui quittait l’enfance sans quitter l’école s’engageait encore pour des temps longs, s’il avait la chance d’aller vers le secondaire. En revanche, il pouvait encore ne consacrer à son instruction que des temps assez brefs, s’il restait dans le giron de l’enseignement primaire, avec les cours complémentaires ou les écoles primaires supérieures ouvertes peu à peu, dans chaque canton, aux enfants de paysans ayant bien mérité de l’école. On ne pariait ici que le temps de deux ou trois années, et encore, qu’une partie de ce temps dans les cours complémentaires dont l’horaire hebdomadaire était souvent assez limité ; le gain étant lui-même limité à l’espoir un avenir aussi modeste que local sous l’habit du paysan modernisé, de l’instituteur, du postier, du cheminot ou du gendarme. Là où le bât blessait, c’était dans la ségrégation entre enfants de paysans ou d’ouvriers, accueillis dans ces cycles, et les citadins plus favorisés fréquentant dès leur plus jeune âge les « petits lycées » menant tout droit aux études longues[3]

 

De cette histoire, retenons deux traits.

 

L’école de la France rurale s’est arrangée pour n’accueillir les enfants que quand ils ne devaient pas travailler, comme en témoigne un discours célèbre de Condorcet : 

 

 « Ainsi, l'instruction doit être universelle, c'est à dire s'étendre à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l'égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes sur le territoire, et le temps, plus ou moins long, que les enfants peuvent y consacrer »[4].

 

Condorcet avait conçu une instruction primaire de quatre ans, ce qui « répond(ait) aussi assez exactement à l'espace de temps qui, pour les enfants des familles les plus pauvres, s'écoule entre l'époque où ils commencent à être capables d'apprendre, et celle où ils peuvent être employés à un travail utile, assujettis à un apprentissage régulier. »

 

Il en allait de même pour le secondaire : « Les écoles secondaires sont destinées aux enfants dont les familles peuvent se passer plus longtemps de leur travail et consacrer à leur éducation un plus grand nombre d'années ou même quelques avances. »

 

L’école en France a longtemps proposé des parcours ou des étapes plus courtes pour les moins aisés. Il faut bien convenir que pour la plupart des jeunes des écoles primaires supérieures et des cours complémentaires, c’était une fin de parcours et non une étape, il y eut peu de Marcel Conche pour accéder de là au professorat des universités et aux majestés de la métaphysique. 

 

La transposition coloniale de l’organisation des écoles, outre qu’elle a amené un calendrier cultural fenaisons-moissons-vendanges sans rapport avec les agricultures africaines, s’est restreinte à l’école primaire classique, au collège et au lycée secondaires. Le temps y est vu en cycles longs seulement, supposant une présence à plein temps en journée pendant environ neuf mois sur douze. L’époque des indépendances africaines correspond au milieu du tâtonnement complexe qui, en France, a vu l’unification lente des études post-primaires dans le collège général ; ce processus est marqué en France de problématiques et de positions typiquement nationales, tandis que l’héritage colonial n’a apporté que le bloc du secondaire classique et celui du primaire, sans le questionnement social et politique sur la relation qu’entretenaient les deux. 

 

L’usage du temps et des écoles par les enfants contemporains d’Afrique subsaharienne offre pourtant un tableau sans beaucoup de rapport avec les périodes bien réglées du temps scolaire officiel.

 

Sur les temps longs, la durée des cycles, le seul fait connu avec clarté est le défaut de rétention des cohortes au cours des cycles, associé avec une faible régulation entre ceux-ci : ces garnements quittent l’école quand ça leur chante et non au moment idoine des points d’orgue, des carrefours ou des examens terminaux. Ils n’attendent pas qu’on les sélectionne et d’ailleurs, ils enlèvent de ce point de vue et sans le vouloir une bonne épine du pied des autorités scolaires. 

 

Malheureusement, on n’en connaît pas beaucoup plus par les statistiques et par exemple, des études seraient bien utiles sur la relation entre les âges et les abandons, ou entre le nombre d’années consacrées à l’école, redoublements compris, et les abandons : ce nombre serait-il plus ou moins constant pour chaque catégorie de population[5] ? Je ne crois pas que l’on ait non plus cherché à établir une relation entre l’âge et l’assiduité à la semaine ou au mois, alors qu’il est connu que l’abandon, loin d’être une décision bien située dans le temps, se prépare souvent par une période de décrochage progressif. Finalement, l’observation des profils de scolarité, ces courbes qui retracent (fictivement, au prix de calculs compliqués) les taux de scolarité au fil des grades scolaires, gardent désespérément une allure descendante, plus ou moins bosselée ou régulière, mais qui ne colle pas du tout avec l’organisation des temps longs par cycles. Cela signifie simplement que le cycle (primaire, collège, etc.) est un concept inopérant dans les stratégies et les pratiques de scolarisation mises en œuvre par les enfants et leurs familles. « Attends au moins d’avoir fini le cycle » (version modeste du « passe ton bac d’abord ! ») ne doit pas être une interpellation courante des mères ou des pères à leurs rejetons. Une interprétation possible de nos courbes de profils de scolarité serait que l’école demande un engagement sur le temps long que beaucoup d’enfants ne peuvent pas tenir. 

 

Le temps des journées et des semaines, quand ce n’est pas vacance, est régulier, fixe, voire rigide, en entier composé de leçons en classe. La fixité de l’horaire collectif fait naître avec elle les retards et comme ceux-ci perturbent le groupe, ils sont traqués et punis, souvent transformés en absences quand on renvoie l’enfant arrivé après la fermeture de la porte. 

 

Le temps scolaire de l’enfant excède pourtant celui de la classe, parce qu’on lui distribue des leçons à apprendre ou des devoirs à faire, lui demandant par-là d’organiser son temps comme il le peut. Ce temps des devoirs est hors de l’école, il présuppose l’enfant apte à requérir la liberté nécessaire de sa famille, apte à s’organiser s’il veut le rendre collectif, apte à s’y coller sans aide, n’ayant pour secours en général que son cahier, que le maître n’aura pas eu le temps de revoir. Ces devoirs sont du reste et ainsi le moyen le plus efficace pour éliminer les plus fragiles, en premier lieu les pauvres et les filles, qui ne peuvent jamais les faire convenablement[6]. On leur a demandé ce qu’elles ou ils sont bien en peine de donner. 

 

Les mois et les années connaissent des alternances hachées : classe ou vacances, leçons ou compositions et examens. 

 

Les vacances sont une invention scolaire, elles doivent peu au besoin de repos ou d’oisiveté et tout à la nécessité de travailler aux champs [7]. La longueur des vacances est le second moyen par ordre d’efficacité pour éliminer les plus faibles. Ceux-ci ne feront rien, pendant cette longue coupure, qui ait un rapport quelconque à ce que demande l’école. Dans les petites classes, l’enfant encore maladroit, hésitant ou confus dans ses premiers balbutiements de déchiffrage ou de numération au bout d’un an ou deux de classe sera bon pour tout reprendre au début de la nouvelle année et, bien entendu, l’exigence des programmes basée sur la progression permanente et la présomption aussi fausse qu’irréfragable de l’installation définitive des prérequis par la grâce de la moyenne de passage l’aura bientôt tué. [8] L’école lui aura demandé de ne jamais redescendre la marche qu’il a à peine fini de monter, souvent, il ne peut pas le faire. 

 

Les compositions récurrentes et les examens sont l’autre point d’orgue du rythme de l’année. Elles commandent les fameuses moyennes de passage et par là, le rythme des années et du cycle de l’élève, par une différenciation radicale, étanche, du temps où l’on apprend de celui où l’on récite et où le maître note. La course linéaire des programmes toujours trop grands pour le temps qui reste interdit d’essayer de combler les lacunes que les notes révèlent, elles sont notées et ça suffit à justifier qu’on ait retranché ce temps de celui du travail d’apprendre.  A la fin, il en manque, l’enfant est à nouveau renvoyé à lui-même pour combler, on lui en demande encore trop. 

 

 

 

Le second groupe des caractéristiques étonnamment stable des écoles africaines depuis l’indépendance tient au rôle assigné à l’instituteur et au professeur. L’école attend tout de lui, la totalité du savoir, la virtuosité professionnelle lui permettant de suivre les progrès de quatre-vingt drôles ensemble ou plus, la débrouille pour pallier la pénurie de tout, l’autorité qui saura s’imposer pour créer le calme des ambiances studieuses, l’attention aux cas particuliers de détresse sociale, sanitaire ou scolaire. Le travail scolaire ne connaît que leçons, données par le maître, interrogations, données par le maître, notes, données par le maître, punitions, données par le maître. La panoplie de sa profession comprend le tableau, le stylo rouge et la chicotte. Comment se passer de la chicotte, qui est le troisième moyen par ordre d’efficacité pour éliminer les plus faibles, quand on n’a que le tableau et la voix pour montrer les mystères de la langue, des lettres, des nombres et des choses ?  Le maître est au travail quand il enseigne. L’enfant n’apprend que de lui, il recopie ce qu’il peut du tableau, répond aux questions comme il peut sur son ardoise ou défilant debout, au tableau. Si le maître n’est pas là, tout s’arrête ; en retard, rien ne se passe, on l’attendra peut-être.

 

L’équation du maître peut se corser : on y rajoute un tout petit salaire, qui contraint au deuxième boulot, des retards dans le paiement du tout petit salaire[9], on peut encore lui donner des classes multigrades, comment faire autrement dans les campagnes, avec éventuellement plusieurs langues d’usage différencié selon les disciplines et les niveaux. 

 

Face à cette exigeante équation, les pratiques de recrutement et de formation des maîtres ont produit le miracle inverse de mettre sur les estrades des maîtres dont on sait aujourd’hui qu’ils sont à la peine, voire en délicatesse avec les arcanes même modestes des savoirs qu’ils sont censés incarner. Les données d’enquête s’accumulent, au Niger, en Mauritanie, en Guinée, ailleurs, toujours alarmantes, ici, tant pourcent des maîtres du primaire, c’est à dire beaucoup, ne savent pas résoudre une question d’arithmétique de quatrième année, là, ils sont peu nombreux à avoir étudié la physique avant de l’enseigner dans les collèges, quand ils ne souffrent pas eux-mêmes d’une dose handicapante d’insécurité linguistique. On peut chercher sans fin les ingrédients de ce miracle, les trouverait-on (sans doute un mélange du peu d’attrait du métier qui vous envoie en brousse pour un salaire de petite bonne, quand on a fait des études sélectives en ville, et d’un zeste d’insécurité dans les procédés de sélection) qu’on peinerait à les éliminer et même alors, il resterait, engagés pour la durée d’une carrière, des bataillons entiers de maîtres fragiles, ce qui nous mène au mieux vers l’an 2055, pour la résorption finale de ce problème.

 

C’est comme pour les enfants. L’école, en installant le maître sur l’estrade, soldat sans arme plongé dans une solitude infinie et sous la présomption de l’omniscience, lui demande beaucoup trop et surtout ce qu’il ne peut pas donner. 

 

 

 

Il n’est pas nécessaire d’aller plus avant sur ces quelques constats rapportés sur les temps et sur les maîtres. Dans les deux cas, ils nous indiquent que l’école, telle qu’elle est conçue, demande trop aux enfants et trop aux maîtres, et que les politiques publiques sont d’emblée impuissantes à changer les représentations et les usages du temps des enfants, comme elles sont impuissantes à transformer des maîtres fragiles en virtuoses omniscients. 

 

Il est temps de se poser la question de savoir s’il ne serait pas plus facile et productif de modifier les modalités classiques d’organisation scolaire, celles qui concernent les temps et celles qui concernent le rôle des maîtres, que d’essayer d’obtenir des acteurs ce qu’ils ne peuvent pas donner. 

 

Il se trouve que les tentatives faites, ici et là, à l’instigation des bailleurs de fonds, pour faire bouger le maître de son monopole de l’estrade, avec des points de vue pédagogiques nouveaux, portés par des formations, ou bien celles qui voulaient importer des livres dans les écoles, ne donnent pas de résultats visibles hors de la toute petite géographie des projets et passé le temps de l’expérimentation assidument soutenue. Que de pilotes, sans navire à mener à bon port. C’est que les pédagogies ne tiennent pas debout toutes seules, pas plus que les instruments ne sont à eux-mêmes leurs propres modes d’emploi. Tout fait système, l’ensemble tient le tout, ou, comme le disait mieux Edgar Morin, « le tout est dans la partie qui est dans le tout » : il y a du maître dans le livre, de la pédagogie dans l’élève, ses représentations du temps et ses coûts d’opportunité, tout cela est dans l’école qui a des horaires, des trimestres, des programmes et des années, des maîtres, des élèves et qui, si on lui en donnait, aurait aussi des livres. Changer un morceau sans toucher aux autres est inopérant. A l’inverse, changer les systèmes des temps est une condition pour faire peser moins lourd sur les épaules du maître, pour les instruments d’entrer dans les écoles, pour les enfants d’être face à des paris raisonnables : voilà énoncée notre hypothèse, dans sa formule la plus vaste, et nous allons maintenant l’étayer. 

 

 

 

Commençons par dire un mot des livres et des autres écrits. Les analyses dont nous disposons, qui sont issues généralement de l’interprétation statistique des résultats des enfants à des tests standardisés, nous disent le plus souvent que la présence de livres exerce un « effet positif » sur les apprentissages [10]

 

Cette trouvaille est assez plate, en ceci qu’elle ne voit dans le livre qu’un intrant, qu’elle n’évoque que le manuel scolaire, qui n’est qu’un avatar assez pauvre du livre, qu’elle se limite à la « disponibilité » du manuel en classe, sans rien interroger sur sa place ou son usage pédagogiques et qu’elle se borne enfin, pour les effets, aux résultats des tests. Ce sont là les limites des analyses statistiques. Le livre est et fait bien plus que cela. Sans livre, le maître n’a qu’un rôle, celui d’explicateur[11]. Sans livre, apprendre à lire est par définition un exercice stérile qui n’a de place que dans un face à face du maître à l’élève, tout juste médiatisé par le tableau[12]. Sans livre, le maître est tenu de revendiquer l’omniscience que l’école, par cette abstention, lui a prêtée ; s’il est honnête, cela le fragilise ; s’il ne l’est pas, il assume publiquement son imposture et ne peut instituer les enfants que dans l’imposture elle-même, le mensonge et la tricherie : faites comme moi, faites semblant de savoir, seule compte la crédulité du public (l’examinateur, l’inspecteur, les parents). 

 

Le livre[13] en lui-même ne casse pas cette relation bijective, exclusive et mortifère entre l’enfant et l’explicateur omniscient, qui est tellement enracinée dans les représentations scolaires qu’elle ne s’érode pas aisément. Il est d’ailleurs plausible que, dans le cas fréquent où des manuels ont été livrés dans l’école mais restent interdits de séjour dans les classes, les raisons avancées par les acteurs (ne pas gaspiller la ressource, difficultés à organiser la distribution, inadaptation du manuel au programme), pour sincères qu’elles puissent être, cherchent en fait à cacher une résistance plus ancrée dans le confort que trouvent, finalement, les enseignants à leur position magistrale et à leur solitude. Citons ici, c’est le bon endroit, une page du Maître ignorant de Jacques Rancière, dans laquelle il relate la découverte de Joseph Jacotot après qu’il eût indiqué à ses étudiants hollandais comment apprendre le français en s’appuyant sur une édition bilingue des Aventures de Télémaque :

 

« La révélation qui saisit Joseph Jacotot se ramène à ceci : il faut renverser la logique du système explicateur. L’explication n’est pas nécessaire pour remédier à une incapacité de comprendre. C’est au contraire cette incapacité qui est la fonction structurante de la conception explicatrice du monde. (…) Jacotot leur avait enseigné quelque chose. Pourtant, il ne leur avait rien communiqué de sa science. Donc ce n’était pas la science du maître que l’élève apprenait. Il avait été maître par le commandement qui avait enfermé ses élèves dans le cercle d’où ils pouvaient seuls sortir, en retirant son intelligence du jeu pour laisser leur intelligence aux prises avec celle du livre. Ainsi s’étaient dissociées les deux fonctions que relie la pratique du maître explicateur, celle du savant et celle du maître. Ainsi s’étaient également séparées, libérées l’une par rapport à l’autre, les deux facultés en jeu dans l’acte d’apprendre : l’intelligence et la volonté. Entre le maître et l’élève s’était établi un pur rapport de volonté à volonté : rapport de domination du maître qui avait eu pour conséquence un rapport entièrement libre de l’intelligence de l’élève à celle du livre. » 

 

Condorcet, contemporain de Jacotot, avait de son côté défendu ainsi son plan pour l’instruction publique – tout était dans l’air du temps : 

 

« Si l'on reproche à ce plan de renfermer une instruction trop étendue, nous pourrons répondre qu'avec des livres élémentaires bien faits et destinés à être mis entre les mains des enfants, avec le soin de donner aux maîtres des ouvrages composés pour eux, où ils puissent s'instruire de la manière de développer les principes, de se proportionner à l'intelligence des élèves, de leur rendre le travail plus facile, on n'aura point à craindre que l'étendue de cet enseignement excède les bornes de la capacité ordinaire des enfants »

 

Le maître s’efface et laisse les enfants apprendre ; faisant cela, il les libère d’un mythe bien fragile sur la hiérarchie des personnes par le savoir – n’oublions pas que la liberté est finalement le but le plus acceptable de l’entreprise d’éducation[14], il s’agit ici de la liberté d’apprendre par soi-même, de toucher du doigt l’égalité des intelligences et par là, d’apprendre la liberté de chercher et de penser par soi-même. Quand le maître s’efface ou pour qu’il s’efface, il y a un effet de temps, il faut un temps sans conférence, où il ne parle pas depuis l’estrade, où même il ne lui soit pas possible de le faire (qu’à la place, il corrige donc les cahiers). 

 

En Afrique subsaharienne aujourd’hui, nous sommes loin d’un intérêt minimalement acceptable pour les livres ou les documents destinés aux enfants ou aux maîtres. Les financements sporadiques de quelques tournées générales de manuels scolaires au primaire, multipliés par un désintérêt hautain pour les questions de logistique et de distribution, laissées au hasard et aux bonnes volontés ou rapidement délégués aux éditeurs dans des contrats inexécutables, multipliés encore par la qualité souvent médiocre des manuels et encore par l’impossibilité matérielle, dans bien des écoles, d’en assurer la distribution aux enfants et la conservation, multipliés enfin par l’obligation de faire toujours leurs leçons à l’oral et au tableau à laquelle se croient astreints les instituteurs, tout cela mène à des enfants et à des enseignants sans rien à lire. Le pari avancé ici est qu’il sera à la fois plus facile, pas plus onéreux et surtout plus profitable de travailler sur les questions documentaires, que de continuer de faire comme si la science des maîtres allait bientôt suffire à tout, pour peu que l’on donne quelques sous aux écoles normales, à charger aussi du recyclage.

 

 

 

Dans un système scolaire administré de façon jacobine et unifiée par des fonctionnaires de l’État, ce temps où le maître est privé de conférence n’a aucune chance d’exister s’il ne fait pas partie de l’organisation obligatoire de l’école. Mais il y a moyen ici de moduler l’obligation avec intelligence. Imaginons une école où le tiers, le quart ou le cinquième de la présence de l’enfant soit en bibliothèque, et les deux tiers, les trois quarts ou les quatre cinquièmes en cours. En bibliothèque, l’enfant apprend et fait ses devoirs, le maître dépanne çà et là et corrige les cahiers. Rien n’interdit de mélanger les enfants des différents niveaux pour les heures de bibliothèque, où l’on prévoit l’encadrement d’enseignants. Rien n’interdit alors de laisser un choix aux enfants pour placer leurs heures de bibliothèque, voire de changer de choix au gré des mois ou des trimestres, voire encore de rattraper leurs retards ou leurs absences pendant ces heures ouvertes ; rien n’interdit que certaines séances de ce type soient en début de soirée, si l’école est pourvue d’éclairage et si la sécurité de l’environnement le permet, rien n’interdit que certains enfants fassent leur semaine en six petites journées, d’autres en cinq moyennes ou quatre longues. Un autre sous-produit avantageux d’une telle organisation est de permettre à l’enfant d’être en présence de plusieurs maîtres, ce qui est susceptible de débloquer bien des apprentissages angoissants. Dans ce type d’organisation par ailleurs, la question des retards et celle de l’adéquation entre les horaires demandés par l’école et ceux que l’enfant peut donner n’est alors peut-être pas résolue, mais en tout cas allégée. 

 

Rien n’interdit alors de remettre à l’honneur, dans une organisation de ce type, quelques éléments aujourd’hui oubliés de l’enseignement mutuel. Cette très ancienne tradition scolaire, un temps opposée à l’enseignement simultané des Frères des écoles chrétiennes, palliait le manque de maîtres qualifiés en divisant, une partie du temps, les classes en groupes confiés à des moniteurs, en fait des élèves plus avancés dans le cursus. Dans ses formes extrêmes, l’enseignement mutuel a donné lieu à des organisations très complexes qui présentaient les inconvénients de réduire le temps effectif d’apprentissage des élèves et des moniteurs, de laisser libre cours à l’arrogance féroce de certains d’entre eux et à des pédagogies rugueuses, c’est pourquoi le dictionnaire de Ferdinand Buisson[15] n’en dresse pas un portrait nostalgique. Le rédacteur de l’article « enseignement mutuel », Octave Gérard, reste pourtant mesuré et tient ces propos délicieux : « l’enseignement mutuel n’est plus repoussé par des préjugés ; mais il a cessé aussi d’être l’objet d’un enthousiasme excessif. Par une fréquentation continuelle des écoles, et en descendant à l’examen approfondi des détails de l’enseignement, les comités comprennent mieux de jour en jour la nécessité de varier et de mêler les méthodes selon les circonstances de pauvreté et de richesse des communes, selon le nombre et l’âge des élèves, selon l’objet et la force des études. »

 

Il en va ici comme il en allait pour les livres ou autres documents, la question prend du sens si elle se mêle à celle des temps. Les heures ou plages d’exercices, de devoirs, bien identifiées, permettent d’installer des mécanismes de tutorat, d’entraide, d’enseignement mutuel appuyé sur les plus avancés. L’enfant des petites classes doit patiemment faire des lignes, retrouver des syllabes ou des mots, regrouper ou classer des nombres, de multiples activités qui nécessitent un peu de répétition, des encouragements et un zeste d’aide, que les enfants de fin de cycle sont à même de donner, sans prendre beaucoup de leur temps et, qui sait, en consolidant du même coup des savoir-faire qu’ils sont ainsi amenés à formuler, expliciter, formaliser, donnant corps à cette vérité selon laquelle qui enseigne apprend. Ces enfants plus âgés sont peut-être aussi mieux placés que les maîtres pour dépanner les plus petits, avec lesquels ils continuent de partager des univers mentaux assez proches et dans la mesure où le temps n’est pas lointain où ils butaient sur les pièges élémentaires mais essentiels du déchiffrage, sur les mystères du zéro ou de la retenue. Impossible dans la classe présidée par le maître et organisée en mini amphithéâtre, le recours à un peu d’enseignement mutuel devient une simple question d’organisation dans des moments où le maître n’est plus qu’un adulte en charge de permettre aux enfants de travailler, seuls ou à moitié seuls. 

 

Ces pratiques vont dans le sens d’une mise en mains de capacités d’autodidaxie. Citons à nouveau Condorcet, il réservait en effet à l’autodidaxie une place importante dans les fins de l’éducation primaire (plus que dans les moyens), pour la raison que celle-ci reste, pour le plus grand nombre, d’une durée très limitée : nous trouvons toujours au centre des raisonnements la question du temps que l’enfant peut donner : 

 

« On pourra lui montrer enfin l'art de s'instruire par soi-même, comme à chercher des mots dans un dictionnaire, à se servir de la table d'un livre à suivre sur une carte, sur un plan, sur un dessin, des narrations ou des descriptions, des notes ou des extraits. Ces moyens d'apprendre, que dans une éducation plus étendue on acquiert par la seule habitude, doivent être directement enseignés dans une instruction bornée à un temps plus court, et à un petit nombre de leçons. »

 

Il existe depuis environ un siècle un courant pédagogique important qui s’est attaché à l’autodidaxie, travail individuel de l’enfant, en articulation avec un travail commun de la classe. Le pédagogue américain Carleton Washburne a initié ce courant, il a conçu en 1922 les premiers fichiers de travail autocorrectifs, dont Célestin Freinet fera peu après un grand usage. Les éditeurs scolaires des pays riches en proposent tous aujourd’hui, alors qu’étrangement, les efforts d’édition scolaire, ou d’achats, en Afrique subsaharienne, se cantonnent au mieux au manuel. Ces fichiers sont aujourd’hui employés dans de nombreuses écoles primaires[16], même si elles ne se revendiquent pas du courant Freinet ou si elles n’en ont adopté que cet outil. Dans la tradition initiale de Freinet, ces fichiers sont de conception coopérative et de réalisation artisanale. 

 

 

 

Le problème du temps très long des cycles est encore celui du divorce entre ce que les enfants peuvent donner et ce que l’école demande. Il se pose avec une acuité terrible aujourd’hui pour le collège, et nous verrons plus loin qu’il n’est pas sans relation avec les problèmes du temps court, c’est-à-dire de l’organisation des journées et des semaines.

 

La durée de ce cycle, trois ou quatre années pour un enfant qui ne redouble pas, est en elle-même productrice d’échecs. 

 

Elle est premièrement incohérente avec les législations qui fixent une obligation scolaire par les âges, dans la mesure où une proportion importante des enfants atteint l’âge limite de cette obligation avant la fin de ce cycle : il suffit pour cela qu’ils soient rentrés à l’école primaire un peu tard, ou qu’ils aient redoublé une classe ou deux, ce qui les range dans la normalité statistique. Elle n’offre surtout pas de perspective que l’enfant s’imagine aisément atteindre, pour peu qu’il lui en coûte déjà de simplement se maintenir à des notes permettant les passages, et ce d’autant plus que beaucoup de ces victimes sont arrivées là sans avoir le minimum d’aisance scolaire que les professeurs et les programmes requièrent – on sait, le PASEC le dit assez, que beaucoup de sortants du primaire savent à peine lire – et que l’examen de fin de collège reste affreusement sélectif. Cet examen garde en effet le double rôle ambigu et inconciliable de sanctionner la fin d’un parcours, qui aura pu être honnête, et de commander l’entrée au lycée, qui est fort exigeant, de sorte qu’il y a beaucoup de collés même parmi ceux ont tiré un profit acceptable de ces années de classe. 

 

Le jour où l’on voudra casser cette équation létale, il faudra poser autrement la question des temps longs et courts et en conséquence celle de la mission des professeurs. 

 

Rien n’interdit d’installer, en même temps qu’un cycle assez long, nécessaire pour préparer à des études longues, des étapes ou des possibilités de sortie par ou avec la réussite à des termes plus courts. Rien n’impose, symétriquement, de relier de façon rigide les examens, diplômes et certifications à des grades particuliers. On peut très bien, si l’on admet ces deux points, installer une ou deux certifications d’éducation de base accessibles aux enfants fréquentant le cycle, sur une base volontaire, lorsqu’ils s’estiment prêts. Tel examen peut se passer en première, deuxième ou troisième année du cycle, tel autre en deuxième, troisième ou quatrième année. Il existe aussi une option pour introduire la question de l’âge, par exemple en posant que tout enfant de plus de treize ou quatorze ans n’ayant pas atteint la seconde ou la troisième année du cycle doit être incité, et préparé, à présenter ces examens.[17] Rien n’interdit enfin de prévoir que ces examens, intermédiaires ou finals selon les enfants, se basent sur des scores et non sur une note moyenne, et soient ainsi présentés sous forme de deux ou trois modules détachables et cumulables (langue et lecture, calcul, sciences et pratiques, par exemple). Du même coup, l’examen-roi de fin de cycle n’a plus qu’une seule finalité, qui est de commander l’accès au lycée, il est moins ambigu, plus honnête. 

 

Pour aménager une organisation de ce type, les temps courts de la semaine doivent être aménagés, d’une façon semblable à ce qui a été présenté plus haut. Moins de cours, plus de travaux connexes, avec documents, aide, enseignement mutuel et autodidaxie encadrée. Ces travaux seraient prévus à l’emploi du temps à l’effet d’abord de permettre à tous ceux qui n’ont pas vraiment les prérequis de ne pas couler et ensuite de permettre la préparation des certifications et, éventuellement, des sorties intermédiaires. 

 

Un avantage connexe d’une telle organisation serait d’ouvrir une nouvelle voie pour le développement de l’accueil dans le cycle des collèges, voie que malheureusement peu de pays ont choisie : il s’agit de l’installation progressive des classes de 7ème, puis 8ème année, dans les écoles primaires d’une certaine dimension ; avec la possibilité de mobiliser des maîtres du primaire pour l’encadrement des enfants hors des heures de cours spécifiquement disciplinaires. Cette stratégie de développement de l’accueil dans ce cycle est très différente (mais pas incompatible, elles peuvent se compléter) de celle consistant à créer ex-nihilo dans les campagnes des collèges complets, qui ne se remplissent que progressivement et qui relèvent en totalité et notamment sur les pédagogies de l’enseignement secondaire, difficile d’accès à de très nombreux enfants, quand ces collèges sont par ailleurs boudés par les professeurs, jeunes citadins peu soucieux de fréquenter les brousses. 

 

 

 

Raisonner à partir de ce que chacun peut donner, c’était le point commun à toutes ces propositions et ce n’est pas nouveau puisque déjà Condorcet en faisait un fil rouge. Mais cela ne va pas de soi.

 

Pour le cas des enfants, depuis le temps de Condorcet, un bœuf est né sur nos langues et s’y est bien installé, à en devenir un tabou, sur le travail des enfants. Il convient, nous convenons de lutter contre le travail des enfants et cela rend difficile de penser l’école pour des enfants qui travaillent et même pour ceux qui pensent devoir travailler bientôt. Le concept de coût d’opportunité est bien utile pour expliquer les carrières scolaires et leur fin prématurée, mais les a-t-on illustrés par les travaux précis qu’à tel endroit on fait à tel âge, dans tel cadre et contre telle rémunération, que l’on n’est guère plus avancé. 

 

Il reste que l’école, comme institution, préfère feindre de croire que comme il ne faudrait pas que les enfants travaillent, alors ils ne travaillent pas et que s’ils travaillent quand même, c’est leur affaire. De façon plus subtile, quiconque occupe une position d’autorité institutionnelle peut craindre qu’en prenant une mesure qui faciliterait la vie des enfants travailleurs, il favorise le travail des enfants, ou du moins qu’on lui reproche de l’avoir favorisé. 

 

Le cas des maîtres est ressemblant. Personne ne se réjouit de leurs faiblesses, mais chacun feint de croire qu’on va les surmonter, à grands coups de sessions de formation. Dans quel délai ? Avec quelle réussite ? Seront-ils mieux rémunérés pour autant ? 

 

Revenons à Condorcet. Il concluait son discours célèbre à l’Assemblée législative par ces mots : « En travaillant à former ces institutions nouvelles, nous avons dû nous occuper sans cesse de hâter l'instant heureux où elles deviendront inutiles. » C’est un appel à raisonner dans le temps et le lieu présents et non dans l’absolu des droits. Quatrième dimension du temps, après les longs, les moyens et les courts : le temps d’ici et de maintenant, qui sert à relier ses points de vue à une réalité sociale que les institutions n’auront changée, si tout va bien, qu’après notre temps. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] V. mon papier Gouvernances et rationalités du pouvoir dans les systèmes scolaires africains francophones, blog République des tables-bancs, http://reptb.canalblog.com/

 

[2] Définitions de martingale par le Centre nationale des ressources textuelles et lexicales, https://www.cnrtl.fr/

 

[3] Marcel Conche, natif de 1922, raconte sans cacher son amertume comment, fils de paysan corrézien, ce n’est qu’à la faveur de la guerre qu’il a découvert l’existence d’un lycée à Tulle, lui qui fréquentait le cours complémentaire en espérant devenir instituteur.  (Marcel Conche, Vivre et philosopher, Livre de poche Biblio Essais n° 32288, 2011) Créés en 1833, les cours complémentaires et écoles primaires supérieures ont été rapprochés, dans leurs programmes, par Jean Zay en 1936, puis supprimés par Jérôme Carcopino sous Vichy ; ils ne sont que brièvement ressuscités après-guerre, pour être définitivement fondus dans l’enseignement secondaire en 1959, surtout pour des questions syndicales. 

 

[4] Condorcet, Rapport et projet de décret relatifs à l'organisation générale de l'instruction publique, Présentation à l'Assemblée législative, 20 et 21 avril 1792

[5] Ou à l’inverse, une question plus productive : les enfants ayant consacré 5 ans, ou six ans, ou huit ans à l’école, redoublement compris, constituent-ils des groupes homogènes selon un critère social bien apparent ? 

[6] La législation française les a plusieurs fois prohibés. Une circulaire du 29 décembre 1956 portait la première interdiction, assortie d’un aménagement de l’horaire des classes permettant que les fameux devoirs fussent faits en classe ; les rappels à l’ordre du 17 décembre 1964 puis du 28 janvier 1971 témoignent de la résistance des maîtres et des parents à cette mesure.

 

[7] En 1856, 51,4 % de la population active en France est agricole, et encore 43,2 % en 1906 (Bouvier J., dans Duby G., 1972, Histoire de la France, vol III, Les temps nouveaux de 1852 à nos jours)

 

[8] Dans le cas français, une étude récente de Terra Nova relève : « L’impact de ce rythme scolaire n'est pas homogène pour tous les élèves, ni pour leurs parents. Pour les plus faibles d'entre eux, la pause estivale de 2 mois (et, plus souvent, de 2 mois et demie si l'on tient compte du temps perdu au mois de juin...) est trop longue et leur cause des difficultés pour "redémarrer" en septembre. ». Calendrier scolaire : pour de nouveaux temps éducatifs, Terra Nova, Marc-Olivier Padis et Martin Andler, juin 2019, http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/797/original/Calendrier_scolaire_DEF-2.pdf?1561126525

 

[9] Ces retards avoisinent ou dépassent l’année, pour le paiement des débutants, dans certains pays. Comment les directeurs d’école pourraient-ils signaler l’absence d’un instituteur ? Cette abstention devient alors, dès le début de la carrière, une sorte de droit acquis des maîtres. 

[10] « Les études SACMEQ III et PASEC menées en Afrique entre 2004 et 2012 ont montré un lien significatif et positif entre les performances des élèves et la disponibilité de manuels scolaires en classe. L’évaluation PASEC 2014 confirme ces tendances » (Rapport PASEC 2014, page 112). 

[11] Le terme est emprunté à Jacques Rancière, Le maître ignorant, Fayard, 1987, 10/18 n° 3730. Un entretien des Chemins de la philosophie (France Culture) à propos du Maître ignorant, se trouve sur https://www.youtube.com/watch?v=3lCVwJqJVP4

[12] Tous les visiteurs d’école ont assisté à la scène dans laquelle des enfants, sous la férule du maître, font semblant de savoir lire, c’est à dire où ils récitent une phrase qu’à force d’avoir ânonnée en chœur, ils ont fini par connaître par cœur. Si l’on y change vélo par bicyclette, ils y liront encore vélo. Le cas de candidats au certificat d’études collés parce qu’avant l’épreuve, ils n’avaient jamais vu de caractères imprimés et qu’ils n’ont donc pas su lire le sujet d’examen a également été plusieurs fois rapporté. 

[13] Il faut entendre par « livre » aujourd’hui, dans tout ce qui suit, tout support de connaissance, quelle que soit sa forme : le livre traditionnel et ses multiples avatars, qui ne se réduisent pas et de loin au manuel scolaire, des documents écrits thématiques plus brefs, des planches imagées murales, des vidéos lorsqu’il est possible de les importer dans l’établissement scolaire, etc.

[14] Pour O. Reboul, ce qui vaut la peine d’être enseigné est ce qui unit et ce qui libère, La philosophie de l’éducation, PUF Que Sais-je n° 2441, 4ème édition, p. 106 ; pour Amartya Sen, l’éducation a pour fin de créer des capacités, qui sont la condition de la liberté (Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, Odile Jacob, 2003) ; liberté et créativité sont aussi au cœur des expériences et des réflexions de Rabindranath Tagore à l’école de Santiniketan. 

[15] Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, 1887-1911, consultable en ligne sur le site de l’INRP, http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/

 

[16] Il m’a été rapporté récemment, par un groupe de consultants travaillant en France que, dans ce pays, les instituteurs faisaient aujourd’hui un usage massif de ces fichiers autocorrectifs en mathématiques, parce qu’ils ne se sentent pas à l’aise dans cette discipline. C’est un des traits du miracle national, que d’avoir relevé le niveau de recrutement des instituteurs à Bac + 5 et d’avoir enfin des maîtres en délicatesse avec l’arithmétique et la géométrie de l’école élémentaire. Au moins le niveau de richesse des communes, qui payent ces fichiers, leur permet-elle de pallier le problème de niveau que la politique de recrutement n’a apparemment fait qu’accentuer. 

[17] Ceci n’est pas farfelu et a déjà été pratiqué. En France, la loi Jean Zay du 9 août 1936 a prolongé d'une année la scolarité obligatoire, la portant à 14 ans révolus, ou 13 pour les titulaires du CEP.

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