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République des tables-bancs
8 juin 2020

La pomme est un fruit charnu à pépins. (Que sais-je ?)

 

 

  

Leçon de choses, école primaire, cours élémentaire, années soixante : la pomme est un fruit charnu à pépins. On la coupe, on la dessine, on garde les pépins dans du coton humide, ça fait germer. La leçon, livre comme cahier, porte en résumé, encadré et colorié de jaune, l’affirmation qu’il faut apprendre : « La pomme est un fruit charnu à pépins ». Il faut l’apprendre, mais est-ce que cela apprend quelque chose ? 

 

Bien sûr que non, tous les enfants du pays ont déjà cueilli et mangé des pommes, enfin au moins leur chair et laissé les pépins. 

 

Mais bien sûr que oui, aucun enfant, devant une pomme, n’aurait dit : « Tiens ! voilà un fruit charnu à pépins. » Si je dis tout à coup « la pomme est un fruit charnu à pépins », j’ai décrit avec des critères qui rangent des choses du goût et de l’estomac dans des catégories de la pensée. Je me suis mis à la portée du langage du maître ; pour lui, quand il dit comme ça, un fruit ce n’est pas la même chose que le fruit du marchand de primeurs. Mais moi je n’avais pas l’idée de dire comme ça « la pomme est un fruit charnu à pépins », c’est le maître qui l’a dit, qui l’a écrit et je l’ai copié, colorié et appris et plus d’un demi-siècle après, je m’en souviens encore comme si je risquais d’être collé en cas d’oubli. Mais je m’en souviens aussi parce que c’était d’abord bizarre. Fruit, charnu, pépin : c’est très bizarre, pour parler d’une pomme et puis en fait rien ne va de soi, il a fallu regarder d’une autre façon que d’habitude, d’ailleurs, d’habitude, les pommes, on ne les regarde pas tellement. C’est parce que c’est bizarre qu’il faut l’apprendre, sans doute. La leçon suivante, ou précédente, sur la carotte ou la pomme de terre, disent que ce ne sont pas des fruits de la plante. La pomme, si. On en sait donc désormais plus que le marchand des quatre saisons qui appelle fruit ou légume ce que la cliente veut que la tomate soit. Une autre leçon dira que certains fruits n’ont pas de chair, mais la graine seulement, qui pourtant garde la réserve de nourriture de la plante pour quand le germe sera né. Certains fruits n’ont qu’une graine, d’autres en ont beaucoup. Ça, ce sont des leçons du cours moyen, au cours élémentaire on ne va pas si loin. Mais si on n’a jamais commencé, c’est difficile de continuer. 

 

Que sais-je, à la fin, maintenant, un peu plus de cinquante ans plus tard ?

 

D’abord, et ça c’est sûr, je sais que le maître était un gros malin. Il nous a vendu pour pas cher du tout du vocabulaire, bien sûr, ce bel adjectif charnu qui est lui-même ce qu’il dit de la pomme. La pomme, la chair, c’est presque comme au catéchisme, tout est raccord, d’ailleurs. Il ne nous a pas dit mais on a bien compris que la pomme, on n’en parle pas comme d’une pomme ou comme des pommes, et donc on a bien su – oh, pas du premier coup -  que quand on choisit un pronom plutôt qu’un autre, ce n’est pas du tout comme quand on choisit une pomme rouge plutôt qu’une verte, c’est plutôt qu’on signale qu’on va parler de science et pas de dessert. Au-delà des pommes, couleurs, saveurs, aspects, maturité, il y a La pomme, celle du maître, la même que celle du serpent, celle de la connaissance, désirable parce que charnue. On a compris comme ça qu’il y a autant de façons de parler qu’il y a de pommes en Normandie, mais qu’une de ces façons de parler, la plus bizarre, mérite l’école, le par-cœur et l’autorité du maître, sans quoi elle nous échapperait. 

 

Je sais aussi que la science du vivant, et pas seulement celle-ci d’ailleurs mais beaucoup d’autres, commence quand on observe, quand on dessine, quand on classe dans des catégories, pas n’importe lesquelles, quand on se demande par quoi sont remplacés les pépins dans les fruits qui n’en ont pas, parce que c’est peut-être la clef de la vie – ou le fruit de l’effort, si vous préférez.

 

Mais dans tout ça, le plus important, c’est que je le sais plus ou moins maintenant mais que je ne le savais pas du tout en copiant « la pomme est un fruit charnu à pépins ». C’est seulement quand on a mélangé la pomme avec la carotte, la noisette, le poulpe, le carré, l’addition, l’accord des pronoms, que ça a fructifié. Bon sang mais c’est bien sûr, il y a plusieurs langues dans la même langue, plusieurs façons de parler des choses, il y a des façons de comprendre le pourquoi des pommes et le comment les angles qui tiennent à cette addition de petits riens minuscules, je regarde, je dessine, je compare, je parle, je parle bizarrement, je compare encore, j’apprends, j’oublie et j’attends une autre leçon sur autre chose. 

 

Bref, le gosse ne sait pas ce qu’il apprend et c’est bien comme ça, ça évite un vertige inutile. Pensez donc, si Ève notre grand’mère avait su pour la pomme, elle l’aurait laissée au serpent, et que n’aurions pas perdu. 

 

Aujourd’hui les savants s’essaient à mesurer les connaissances des petits du cours élémentaire. Qu’ont-ils appris ? Que savent-ils ? Il faudrait pourtant un peu de patience. Il faudrait au moins que le serpent ait le temps de redescendre de l’arbre. Au moment, bien sûr qu’ils ne savent pas ce qu’ils savent, le sauraient-ils qu’ils refuseraient d’en apprendre davantage, et ce qu’ils savent, ce n’est pas même encore à moitié qu’ils le savent. Dans cinquante ans, peut-être, nous verrons bien ce qu’ils savent.  

 

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  • Blog à deux voix. Celle de François Robert, consultant indépendant en éducation. Celle de Robert François, voyageur fasciné par le continent noir. Ces deux voix parlent de l’Afrique et de son école, mais pas seulement.
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