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République des tables-bancs
6 novembre 2013

Digression spéculative sur la lecture des statistiques de l’éducation

Consulté par un bailleur de fonds sur le succès d’un programme d’aide à la scolarisation des filles dans un pays d’Afrique de l’Ouest, je fus réduit par l’appétit de mon client pour les chiffres à une supercherie grossière, pour laquelle je m’attendais à ce qu’il me demandât, si j’ose dire, des comptes. Les témoignages que j’avais recueillis dans les brousses, les observations étonnantes et encourageantes, tout cela n’était rien sans des chiffres, alors j’en ai fourni. Il se trouvait que les annuaires du pays donnaient des belles augmentations des taux féminins de fréquentation et d’achèvement, ainsi qu’une belle et lisse croissance de ces taux, justement dans les régions où mon client intervenait. Il n’en fallait pas plus, je rédigeai un petit tableau comparatif, colonne de gauche là où vous êtes, colonne de droite là où vous n’êtes pas, quelques lignes d’explications laudatives et je perçus mes honoraires. Voilà un bon usage des chiffres, sans manipulation honteuse. Personne n’a voulu remarquer que si l’on oubliait un peu les taux pour aller vers des valeurs absolues, le nombre de filles concernées par les progrès des scolarités valait cent fois celui des bénéficiaires du programmes – peut-être celui-ci surfait-il en fait sur une vague sociale de fond. Personne non plus n’a voulu douter de taux de fréquentation et d’achèvement régionaux, calculés sur des populations recensées huit ou dix ans plus tôt, alors qu’on ne sait rien des migrations internes, si ce n’est qu’elles sont massives.

Nous avons là une supercherie dont je ne suis ni fier ni même amusé. Cela reste peut-être anecdotique, quoique j’imagine ne pas être le plus farceur des consultants. La morale de l’historiette réside plutôt dans les imprudences des lecteurs, dont j’ai en revanche la certitude qu’elles sont fréquentes, sinon générales, tant les lecteurs sont impatients de vérifier ce qu’ils croient. Au titre des dérapages les plus fréquents, citons déjà les deux en scène dans ma supercherie : oublier que des taux ne sont que des commodités permettant de mettre un chiffre à la place de deux, éventuellement par paresse et reposant sur des divisions souvent improbables de données de provenances très éloignées et de qualité incertaine ; oublier les ordres de grandeur de ce que l’on a et de ce que l’on cherche.

Plus loin dans les limbes de ces chiffres et de leur lecture, il y a l’abstraction du temps. Les comportements de vastes populations et les fréquentations scolaires sont des affaires de temps très longs de sorte qu’un chiffre sorti des temps ne signifie à peu près rien. Il y a enfin les inquiétudes et les confusions cognitives sur les affaires des causes et des effets. Chercher des causes et des effets dans les chiffres sur la fréquentation scolaire est le chemin très sûr de l’auto-supercherie. Rien ne peut être aussi grossièrement binaire dans nos affaires, parce que les mêmes causes, s’il en existe, ne produisent pas toujours les mêmes effets, d’une année l’autre, d’un village l’autre, d’un enfant l’autre. Je me répète : inutile de parler de cause pour des phénomènes complexes, ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est l’intérêt des pensées complexes.

Doute, examen critique, comparaison, abstraction des pensées causales : avec un peu de méditation de ce genre, peu de chiffres (très peu) et beaucoup (beaucoup, beaucoup) de temps à les regarder suffiraient à notre bonheur et éviteraient bien des farces et supercheries. 

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  • Blog à deux voix. Celle de François Robert, consultant indépendant en éducation. Celle de Robert François, voyageur fasciné par le continent noir. Ces deux voix parlent de l’Afrique et de son école, mais pas seulement.
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