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République des tables-bancs
9 décembre 2013

Les servitudes d’un métier de pauvre (3) trouver des instituteurs heureux de l'être

La plupart des ministères africains ont fait le choix, depuis le début de la décennie 2000, de recruter leurs instituteurs chez les bacheliers, puis de leur donner une ou deux années de formation dans une école professionnelle. De bonnes raisons ont justifié ce choix : la complexité du métier d’enseignant, la croyance selon laquelle les instituteurs du primaire sont meilleurs et plus efficaces quand ils sont diplômés, la présence de nombreux bacheliers chômeurs que l’on ne souhaite pas voir s’attarder trop longtemps dans des universités poudrières. Malheureusement, personne n’a pris garde au changement important que ce choix impliquait quant à la sociologie de la profession. Etre bachelier en Afrique aujourd’hui, cela concerne moins de dix pour cent d’une classe d’âge, c’est encore (et cela restera longtemps) le fait de familles aisées, pour la plupart, sinon fortunées, et massivement urbaines. On n’est guère bachelier avant vingt ans, en raison de la pratique très ancrée des redoublements répétitifs tout au long des scolarités. Nos bacheliers viennent de famille où le salaire de l’instituteur fait sourire – c’est le genre de salaire que l’on sert aux employés de la maison, bonnes ou gardiens. Ils ont habité en ville, dans les capitales ou dans les grandes cités du pays, au moins sept ou huit ans, ce qui signifie qu’ils ont fréquenté les cybercafés, les maquis ou petits restaurants, les boîtes de nuit, sans être jamais loin de l’électricité. Il n’est pas probable qu’ils rejoindront sans rien dire une école de village à deux ou trois classes, dans une localité sans électricité, éloignée d’une route goudronnée, pour un salaire guère supérieur au seuil de pauvreté, aux alentours de deux dollars américains par jour. S’ils y vont, il est certain qu’ils feront tout pour s’en éloigner au plus vite. A commencer par faire jouer les relations de leur famille – les familles de bacheliers, on le devine, ont un carnet d’adresses bien plus efficace que les familles de villageois, de paysans ou de manœuvres. 

Reprenons le terme de base de l’équation financière de l’instituteur africain. Ce métier est un métier de pauvre, il le restera longtemps, on ne voit pas venir le jour où les budgets publics permettront de payer des salaires confortables aux maîtres d’école, vu leur nombre. Dans un langage plus correct politiquement, on devrait dire que « la contrainte de la modération salariale ne pourra pas être allégée dans un horizon visible. »

Dans ce cas, autant chercher avant toute chose qui peut accepter un métier de pauvre – tout en cherchant à le rendre un peu plus attirant.

La sociologie peut aider à trouver des réponses. Etudions la composition sociale de la population scolaire à 14 ans (plus ou moins huit ans de scolarité) : reste-t-il, dans ces classes, des jeunes dont les parents n’ont pas suivi eux-mêmes de scolarité, dont le niveau de revenus permet mal d’envisager la poursuite d’études encore longues ? La position d’instituteur représente-t-elle aux yeux de ces jeunes une promotion ou une situation plus favorable que celle qu’ils auraient si, abandonnant leurs études, ils allaient rejoindre les activités traditionnelles et informelles de leur famille ? La situation d’instituteur diminue-t-elle ou augmente-t-elle les espoirs d’union matrimoniale qu’ils peuvent former ? Bien entendu, si les réponses que donne la sociologie à ces questions sont favorables, on ne va pas pour autant transformer des jeunes de 14 ans n’ayant suivi que huit ans d’école en instituteurs. Il est possible en revanche de leur offrir quatre ou cinq années supplémentaires de scolarité avec le soutien d’une bourse confortable (sans laquelle ils abandonneraient leurs études) et dans des conditions meilleures que leurs camarades du même âge : classes à petits effectifs, encadrement très vigilant, accès documentaires…. Un peu l’histoire de Rachid Mimouni, Une liberté à construire. Bref, faire réussir des jeunes qui étaient certains d’échouer, au vu de leur situation économique, sociale, géographique, et pour qui socialement une position modeste dans la fonction publique représente sinon un rêve, du moins un avantage. Si l’on veut faire réussir de cette façon quelques centaines de jeunes par an dans un pays, c’est très possible et peu coûteux, la seule condition est d’aller les chercher intelligemment.

A ceux qui verraient du cynisme dans ce raisonnement (vous condamnez un pauvre à rester pauvre, vous profitez de sa faiblesse pour lui imposer une condition qui n’est pas acceptable pour les autres), il est facile de répondre que le cynisme est plutôt du côté de ceux qui font semblant de croire que les chances de tous sont égales devant la richesse et les études, et que, de surcroît, on voit mal qui serait lésé par une telle pratique d’orientation sociologique des recrutements.

 

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