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République des tables-bancs
25 septembre 2013

Les souvenirs de vacances de Robert François : littérature, nationalisme, ennui, etc.

  

Acheter un livre à Port-Vila

Si vous n’êtes pas morts d’ennui après quelques jours à La Châtre ou à Avallon,

vous pouvez essayer d’aller un peu plus loin, à Port-Vila, capitale de la jeune république du Vanuatu. Vous verrez là-bas ce que valent vos ressources intérieures. 

Des technocrates d’organisations globales ont mesuré il y a peu le bonheur des peuples, au moyen d’un indice synthétique très sophistiqué, et d’après leurs calculs, la population des îles du Vanuatu gagne, toutes catégories confondues, le concours planétaire de la béatitude. Cela prouve au moins que les statisticiens n’y sont pas allés, le prix de l’excursion ayant sans doute limité leurs exigences de rigueur dans l’estimation quantitative et empirique de la félicité comparée.

Port-Vila est une capitale presque aussi grande que Joigny et presque aussi riante que Maubeuge. Beaucoup plus exotique également. La dizaine de commerces (rideau de fer gris, néon rose, enseigne clignotante) est tenue par une ou deux familles de vietnamiens dont l’histoire est aussi triste qu’obscure : les grands parents avaient été déportés par les français à la fin des années quarante, pour des raisons géopolitiques qu’eux mêmes ont oubliées, et ils ont depuis bâti l’artère principale de la ville, entre des General Foodstore et des Pacific and International Hardware Ltd, qui contribuent certainement à l’altitude inégalée de l’indice synthétique local de bonheur pondéré. On trouve aussi un pub à l’enseigne d’Anchor Bay, où viennent boire des plaisanciers australiens en panne de vent ou de bière. Sur les hauteurs, des hôtels à bungalows hébergent à la semaine, à prix discount, des ressortissants des classes moyennes rurales du Queensland venus par ligne directe de Brisbane d’un samedi au suivant.  On ignore si le bien-être de ces touristes est pris en compte dans l’indice pondéré. Si c’était le cas, ce serait tricherie. Il semble bien en effet que le vacancier des classes moyennes du Queensland soit plus facilement heureux que la moyenne des terriens. Port-Vila abrite enfin un grand nombre de sièges de banques à la réputation douteuse, et ressemblant à des bureaux d’auto-école, au rez-de-chaussée des trois ou quatre immeubles à étages de le rue principale.

Une vingtaine de soirées de solitude absolue à  Port-Vila avait mis à mal mon stock

de lecture, que j’avais pourtant constitué avec prudence. Les journaux locaux me fournissaient encore une occasion de m’initier au bichlamar, langue réservée aux narrations hebdomadaires des matchs de football entre Tanna et Luganville ou Anatom. Au moins, on ne s’entretue plus entre îlots des raisons intraduisibles, comme il y a vingt ans, mais cette lecture reste aussi brève que rare. Il me fallait donc des livres, que ne pouvaient me fournir ni les commerces vietnamiens, aussi généraux et internationaux qu’ils soient, ni les touristes du Queensland, dont les talents de lecture sont épuisés après le déchiffrage de la carte du café Nambawan, coconut crab et poulet-fish. 

Comment acheter un livre à Port-Vila ? Il y avait heureusement un vendeur, et même un auteur-éditeur-distributeur-vendeur. On pouvait le trouver en se fiant aux indications d’une annonce laconique que j’avais lue par désoeuvrement, punaisée sous les prévisions de la météo marine offertes chaque jour par l’un des deux bars de la ville, l’Anchor Bay. « Book for sale, call n° 32 14 53 ». A ce numéro répond une dame apparemment aussi âgée que britannique, qui explique n’être ni auteur ni libraire, mais disposée à aider un certain Mr. V. Jack Mael dans ses efforts méritoires pour le développement de la littérature insulaire. Il suffisait que je donne une heure et un lieu, par exemple le Nambawan, si je n’aimais pas l’Anchor Bay ( «je vous comprends très bien, Monsieur », m’assurait mon interlocutrice sur ce point), et Mr. V. Jack Mael serait là.

J’y fus donc, et lui aussi. Il n’y avait pas besoin de signe de reconnaissance, tant il était clair que seul lui pouvait être l’auteur de quelque chose, et seul moi le lecteur. Il n’y avait à ce moment là au bar qu’un petit groupe de ressortissants du Queensland, dont le meneur arborait sur chacun de ces biceps le logo de la marque Bayerische Motor Werke , tatoué avec vigueur et clarté.  Mr. V. Jack Mael a peut-être soixante ans, mesure plus de six pieds et exhibe une chevelure afro dans le meilleur goût des mouvements de libération des années soixante-dix. Il pratique un anglais que l’on devait parler à  la Bristish Braodcasting Corporation dans les années cinquante, ce qui me convient très bien. Il fut pendant de nombreuses années le secrétaire du Paama Titomaso Council of Chiefs, et se consacre à présent à la compilation de toutes les documentations possibles sur le jeune république. Après un bon moment de discussion curieuse et polie, je voulus voir le livre. C’était malheureusement impossible, mais il pouvait m’écrire un devis, et si le cœur m’en disait, il en tirerait un nouvel exemplaire et me le livrerait. J’ai craint d’avoir froissé Mr. V. Jack Mael en renonçant à l’examen approfondi du devis et au délai de réflexion, en dépit du montant honorable de cent dollars américains. Je payai cash les cent dollars, contre un reçu abondamment signé et paraphé, et une promesse de livraison, à mon hôtel, pour le lendemain.

D’un air incrédule et contrarié, la réceptionniste de l’hôtel me remit le lendemain The Book About Republic Of Vanuatu, fort volume de deux cent cinquante sept pages photocopiées et reliées par une spirale en plastique. Une longue dédicace m’était spécialement destinée, avec force remerciements, mais cela n’empêchait pas que Mr

V. Jack Mael avait préféré venir à un moment où il était sûr de ne pas me trouver. Tant pis, à défaut de sa compagnie, il me restait la lecture.

J’avais pris la veille Mr V. Jack Mael pour une sorte de nationaliste, comme il en existe sous toutes les latitudes, pour le meilleur comme pour le pire. Après tout, ces ex-Nouvelles Hébrides avaient été le lieu de cruautés et d’absurdités coloniales parmi les plus abominables, et il faut bien un peu de nationalisme pour ranger ce cauchemar à sa place, aussi étroits, reculés et mal connus que soit ces deux cent îlots pauvrement peuplés – ou pas peuplés du tout. J’avais sans doute affaire à une sorte de conspirateur de la plume, tâchant à reconstituer une histoire écrite, incontestable et solide de son pays, et de l’attacher par les liens du verbe aux

témoignages recueillis chez les anciens des îlots comme dans les maigres archives coloniales et paroissiales. Et certes, il y a beaucoup de tout cela au fil des pages de The Book About Republic Of Vanuatu. Mais il y a plus encore, et qui mérite qu’on s’y arrête. C’est présenté comme une hypothèse, avec les prudences oratoires qui lui donnent justement toute sa force.  Mr. V. Jack Mael imagine, et parfois soutient, conformément aux traditions de Tongoa qu’il a recueillies et un peu vérifiées, que l’une des pierres du village de Pele est venue tout droit de la tour de Babel par des chemins aujourd’hui introuvables.

Je n’aurai pas fait tout ce chemin pour rien.

 

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