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République des tables-bancs
26 juin 2013

Robert François a quelques souvenirs anciens d'un chasseur d'aléas, il réagit au billet précédent.

L’aléa d’Eloi

Eloi lit Merleau-Ponty et La raison gourmande de Michel Onfray, mais il ne tient pas à le faire savoir. Ce n’est pas pour ça, en tout cas, qu’il m’attendait à Yaoundé dans son petit bureau étouffant et carrelé d’un ministère aux murs autrefois roses.

Il m’a accueilli avec beaucoup de cordialité, sans accorder plus d’importance qu’il ne le fallait aux raisons bizarres pour lesquelles nous avions quelques jours à passer ensemble.

Eloi produit des données pour une organisation globale, je les collecte pour une autre. Ça crée des liens, quoique souvent ces liens ne soient ni fermes ni confortables. Son rôle, ici et maintenant, tient au calcul mensuel de l’aléa qui pèse sur les affectations des instituteurs camerounais. Le principe en est assez simple. Eloi dessine sur son ordinateur (quand il y a du courant) la relation entre le nombre d’enfants et le nombre de maîtres dans chaque école du pays. Quand il l’a dessinée, il la fait régresser, au sens mathématique du mot, c’est à dire qu’il calcule un coefficient, dit R2, supposé nous dire à quel point la courbe serait différente si elle était droite. Comme les bonnes choses n’ont pas de fin, il retranche son R2 mensuel de 1, valeur éternelle de la pente de la droite, et sort son degré d’aléa sous la forme

Aléa du mois = [1-R2 ]. 

C’est un truc standardisé depuis lurette par les organisations globales. Personne ne s’étonnera d’apprendre que l’affectation des instituteurs camerounais est plutôt aléatoire que rationnelle, en dépit de fortes variations saisonnières – mais encore faut-il le prouver, le mesurer, l’enregistrer. A tout hasard.

Eloi est du reste une preuve vivante de l’existence des aléas.

Rien ne l’avait invité au Cameroun, pas même, si je l’en crois, le moindre dépit amoureux. Quant au genre de calcul auquel il se livre, c’est bien sûr tout sauf une vocation. Je doute qu’enfant, Eloi ait pu rêver d’enregistrer des aléas, même pour une prestigieuse organisation globale.

Nous passons la semaine ensemble à Yaoundé.  Du lever au coucher du soleil, au boulot. C’est qu’il faut de l’énergie pour rendre compte de toute une géographie dans un seul chiffre, depuis un petit bureau suffocant. Il faut par exemple éviter de  payer trop cher les papiers inexacts et tachés, venus par taxi de Garoua, où l’on a recompté les maîtres. On ne saurait s’en passer, mais les cordons de la bourse doivent aussi être tenus, aussi, ces vagues papiers ne vaudront que peu de sous. Eloi écrit encore de multiples documents, pour bien faire valoir que l’aléa camerounais de la dispersion des maîtres ne saurait faire partie de l’essence des mécanismes, mais relève bien d’un accident, au sens aristotélicien des termes. Ça n’a l’air de rien, mais il faut beaucoup de pages pour exprimer une idée aussi simple et aussi fausse dans les langues des organisations globales.

Le soir, après une courte pause à l’hôtel où je loge, j’affrète le taxi de papa André, pour qui l’école est l’endroit où les petites filles apprennent à devenir des putes.  L’aléa d’Eloi pourrait bien se traduire en pénurie de maîtres même à la capitale, qu’il n’y verrait rien à redire, papa André, il n’aurait juste plus besoin de barrer à ses filles le chemin de l’école.

Nous nous retrouvons  à La Terrasse, ou mieux, à la Maison Blanche, qui est une sorte de restaurant bruyant, où l’on fait griller les meilleurs poissons du monde, et où le sol carrelé de blanc est en pente légère vers le fond de la salle, ce qui est mal pratique. On se raconte des petits bouts de vie, comme quoi la globalisation doit beaucoup au hasard, quand on pense à nous comme exemples. Non, Eloi ne rêvait ni de Yaoundé, ni de relever tous les mois les affectations des maîtres d’école, ni même de poissons grillés dans des assiettes en pente. Oui, il aime tout ça et plus que tout encore, quand il pense, mais il y pense rarement.

Il y a tant d’autres choses à faire à Yaoundé, avec une auto, un téléphone et un peu de temps de reste, quand la nuit est tombée. La vie y est soluble dans les pluies comme semble l’être la pollution intense du jour, chaque soir vers dix-huit heures. Alors, on peut s’en remettre aux errements du hasard, qui ont un tour léger. La ville étant en pentes, on ne voit jamais sa destination, à peine le bout de son nez, dans cet air soudain plus léger, presque frais, d’après l’orage. On peut aller chercher des fruits, ou boire des bières, c’est selon, ou même soigner quelques âmes en fuite dans des endroits plus mal famés.

Eloi va publier un théorème, il me l’a dit. Il y a beaucoup d’arguments, il ne manque que quelques preuves. On ne sait pas grand chose des aléas, explique-t-il, c’est tout juste si l’on sait les calculer. L’origine d’un aléa, à bien y regarder, tient à pas grand chose. Et pourtant, l’agencement bizarre de tous les aléas qui peuplent le Cameroun, et pourquoi pas, d’autres pays semblables, laisse place à la vie que nous voyons, si belle la nuit. L’aléa n’a ni rime ni raison, mais tous les aléas du jour font un gentil chaos, pas un cauchemar. Un assez stable chaos, même. A y regarder de près et avec constance, il paraît même que l’irrationalité serait très relative, selon ses derniers résultats, et même vaguement migrante : quand l’indice monte ici, hop, il descend là, de sorte que la  vie continue comme si on ne la calculait même pas. 

En langue mondiale, pour une publication prochaine au Global Standard, Eloi exprime ainsi sa trouvaille :

 « La somme intersectorielle des indices pondérés d’irrationalité de type [1-R2 ] tend pour ainsi dire vers une constante ».

 

 

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